Le corps n’est pas l’instrument du chanteur.

Réduire le corps au rôle d’instrument, c’est nier une réalité : le corps n’est pas le véhicule de la pensée, il en est la condition et s’exprime directement dans l’acte vocal, en vibrant de sa propre initiative hors du contrôle de la pensée…

C’est une formule que l’on répète à l’envi dans les stages et cours de chant : le corps est l’instrument de la chanteuse et du chanteur. (En vrai, on dit : « le chanteur » , mais bon…)

Je l’ai moi-même prononcée d’ailleurs, de bonne foi. Elle signifie, dans l’esprit de celles et ceux qui l’emploient, qu’on ne peut plus aujourd’hui dans l’apprentissage du chant, faire l’impasse sur la connaissance fine du geste vocal, pour l’enseignant·e comme pour l’élève. Comme l’instrumentiste qui connaît et travaille son instrument, les chanteureuses se doivent donc de travailler le leur. On parle donc d’anatomie, et de physiologie, on montre des planches, on explique, on fait ressentir, et on inclut dans les enseignements des temps de pratique corporelle : technique Alexander, yoga, qi-gong, Feldenkreis…

C’est évidemment une (r)évolution très importante et bénéfique de la pédagogie du chant. Le geste vocal doit être fidèle à notre pensée littéraire, musicale, artistique, et la restituer le plus fidèlement possible. Pas de distorsion entre la pensée et le son, le corps doit être un fidèle exécutant. Il est l’instrument, le cerveau est l’instrumentiste. C’est déjà pas mal !

On parle donc d’anatomie et de physiologie, on montre des planches, on explique, on fait ressentir, et on inclut dans les enseignements des temps de pratique corporelle : technique Alexander, yoga, qi-gong, Feldenkreis…

Mais j’ai réalisé ces dernières années que la formule ne me convient plus. Parce que le corps n’est pas l’instrument du chanteur ou de la chanteuse, il est la chanteuse ou le chanteur ! Sans corps, nous ne sommes même pas ! Et sans corps, aucun moyen de communiquer à l’extérieur nos émotions, nos sentiments, nos pensées… Pensons au romancier Jean-Dominique Bauby, coincé dans son scaphandre. Heureusement, ce corps fracassé lui permet encore, par ses battements de cil, (de papillon), de communiquer et de dicter son roman lettre par lettre. Autrement dit, le corps n’est pas l’instrument du langage, il en est la condition, et la condition de sa matérialisation. Et le langage, c’est justement ce qui nous constitue comme être humain. Le philosophe Martin Heidegger va même plus loin, en affirmant que la pensée n’existe pas avant d’être devenue parole.

Donc, proférer que ”le corps est l’instrument du chanteur” (appelons-le chantêtre à présent, pour copier le psychanalyste Jacques Lacan, qui désignait l’être humain sous le vocable de parlêtre), c’est passer sous silence le fait que le corps étant la condition du langage, donc de notre existence, il est plutôt le co-interprète de notre pensée sonorisée, c’est-à-dire notre parole ! Et c’est aussi entretenir la séparation du corps et de l’esprit, comme le fait la pensée occidentale depuis 30 siècles!

La voix est un flux vibratoire, qui est le véhicule de la Pensée sonorisée certes, mais aussi des manifestations du Corps lors de l’acte vocal.

Mais ce n’est pas tout, il y a plus important encore pour les interprètes. Car réduire le corps à un rôle d’instrument fidèle, qui doit transformer notre pensée géniale (!) en un geste vocal cohérent, revient à lui donner un rôle quasi-mécanique, à le ramener à la notion cartésienne de corps-machine… et à se priver de la surprise !

En effet, si l’on considère l’étymologie du mot interprétation (inter-praestare, rendre présent ce qui est entre), ce qui est entre, c’est le corps. Donc, il est ce qui produit le son chez l’émetteur·ice, mais aussi ce qui permet de le décoder, chez le ou la destinataire! Autrement dit, la voix est un flux vibratoire, mettant en branle comme un pogo géant chaque cm3 de notre corps, os, muscles, creux, pleins, peau, tout vibre! Ce flux impétueux est le véhicule de la Pensée sonorisée certes, mais aussi des manifestations du Corps lors de l’acte vocal. Ce corps, lorsque nous chantons, vibre, tremble, craque, grince, surchauffe, il se manifeste, à l’insu de notre plein gré, comme dit l’autre. Tous ces phénomènes sont transformés en énergie, qui emprunte le pont vibratoire que ma voix forme entre mon corps et celui de mon, de mes destinataires ! Iels sont donc touché·es par un un maelstrom vibratoire composé de l’entrelacs subtil de ma pensée sonorisée, ET des messages inconscients émis par mon corps, qui déclenchent à leur tour chez mes destinataires un vortex de sensations. Certaines émergent au niveau de la pensée consciente, de la compréhension, de l’analyse, mais d’autres activent des récepteurs sensoriels, et génèrent donc du plaisir, de la tristesse, de la joie…

Le corps et la voix: de l’absurde à l’inouï.

La Voix transporte du signifié (le sens, l’Imaginaire), du signifiant (les consonnes et voyelles, le rythme, la mélodie, la prosodie, le Symbolique) , mais aussi ce que le penseur Roland Barthes appelait la Signifiance, l’irruption du Réel, l’absurde (ce à quoi je suis sourd), l’imprévu du corps, qui engendre de l’Inouï (c’est à dire du jamais entendu). Si mon geste vocal ne tend qu’à la maîtrise, je le condamne à n’être que le véhicule de ma pensée, et à banaliser les manifestations du corps, donc à me priver de l’imprévu, de l’inouï

Dire que le corps est l’instrument du chanteur, c’est encore pratiquer la séparation platonicienne, cartésienne, hégélienne, du corps et de l’esprit, et affirmer le primat de l’intellect, en voulant de bonne foi mettre l’expression corporelle en avant. Le corps n’est donc pas l’instrument du chantêtre, mais le co-instrumentiste, qui a sa partition à dire, et sa part d’improvisation, donc de surprise. Ne nous en privons pas, laissons-nous chanter…

2 réflexions au sujet de « Le corps n’est pas l’instrument du chanteur. »

  1. Je suis d’accord avec toi Emmanuel, par contre réduire la technique Alexander à « une pratique corporelle » c’est bien dommage car justement c’est un travail qui veut éviter la scission entre le corps et l’esprit. C’est un travail psycho-corporel . Je suis moi même chanteuse et prof de technique Alexander et cette technique permet de laisser place à  » l’inouï  » comme tu le nommes…à l’imprévu, mais un imprévu libre, qui ne blesse pas .

    1. En effet, tu as raison, et merci de ton commentaire! Mais j’ai souvent vu la technique Alexander enseignée ”à part” du chant, ce qui contribue à la séparation!

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