Je le constate très fréquemment dans ma pratique de luthier des voix: les chanteuses et chanteurs semblent très souvent lancé·es dans un concours de celui ou celle qui respirera le moins souvent! Reprendre de l'air semble être, selon le cas, une défaite face à un défi lancé par ... on ne sait qui, ou un vol qualifié commis aux dépens de la musique. Et pourtant... respirer, loin d'être un mal nécessaire, un pis-aller ou une faiblesse, est d'abord une nécessité naturelle, MAIS AUSSI une manière d'asseoir un tempo, de fixer un phrasé, de rendre la musique organique... Soit donc un être de langage (le parlêtre chez Lacan, le chantêtre ici) qui s'empêche de respirer, donc se prive du carburant qui propulse sa parole. D'où vient alors cette habitude? La peur du silence? Voyons voir...
Respirer, un aveu de faiblesse
Parmi les questions qui me sont posées en début de stage, celle qui revient le plus souvent est sans conteste celle-ci: « Comment faire pour respirer moins souvent, et faire des phrases plus longues? ». On me réclame des exercices pour augmenter la capacité thoracique, pour « garder l’air à ‘intérieur », ne plus être essoufflé·e. Je réponds alors en souriant: « Pour quoi faire? Veux-tu chanter la Norma de Bellini »? Mais cette réponse parait souvent insuffisante… Plus sérieusement, cette question de la longueur de souffle préoccupe énormément les chanteuses et chanteurs de tout niveau. J’ai fréquemment le sentiment que respirer est vécu comme un signe d’incompétence.

Avant d’aller plus loin, nous ne pouvons donc faire l’économie de quelques rappels sur la respiration du chanteur. Oserais-je abuser et proposer de (re)lire ce petit précis de respiration dans le chant? Cela nous fera gagner du temps… On peut aussi regarder cette vidéo.
Ca y est, de retour? Alors entrons dans le détail maintenant, et essayons de comprendre les enjeux de cette bataille que les chantêtres mènent contre leur propre biologie…
D’abord faisons bien la distinction entre l’air et l’un de ses composants, l’oxygène (le dioxygène, mais bon…). C’est bien l’oxygène qui est indispensable à notre vie, et c’est le manque d’oxygène qui nous oppresse lorsque nous restons plus de quelques secondes sans inspirer. Mais c’est la pression d’air qui est le « carburant » des cordes vocales (la pression, et non le débit, qui est très faible, nous allons le voir). Toute la problématique de la respiration du chanteur, c’est la durée de l’expiration, anormalement rallongée par rapport à nos pratiques habituelles (toutes les 4 secondes environ dans la vie quotidienne, alors que certaines phrases peuvent durer bien davantage)! Ils nous arrive donc fréquemment d’avoir la sensation d’étouffer (de manquer d’air), et donc de penser être incapables de finir notre phrase, alors que nous manquons d’oxygène, mais pas d’air pour chanter! Et même, lorsque nous prenons de grandes respirations pour appréhender les longues phrases, nous nous mettons nous-mêmes dans l’inconfort! J’ai les poumons pleins d’air vicié, donc j’étouffe, je dois relâcher l’air à la fin de la phrase, c’est long et fatiguant, et comme j’ai manqué d’oxygène, je reprends beaucoup d’air, en inspiration « de survie », donc très haute et inconfortable! Et j’entretiens ce « stress oxygénique »!
Quelques chiffres pour appuyer mon propos: nous avons selon les individus une capacité pulmonaire de 4 à 6l. d’air. Au repos, les échanges gazeux (air propre à l’inspire, air vicié à l’expire), sont de l’ordre d’ 1/2 litre par cycle. Au spiromètre, une expiration forcée donne, chez la femme, 2 litres et demi à 3 litres, chez l’homme 3 litres à 4 litres et demi. Or, il suffit d’une capacité expiratoire de 1l à 1,5 l, c’est-à-dire petite, et d’un temps expiratoire normal de 15 à 25 secondes pour réaliser la plus longue phrase musicale existante (18 secondes). Voir cet article pour en savoir plus.

Le chantêtre n’a donc pas besoin d’un grand débit d’air, mais d’une pression régulière et mesurée. Voilà évacuée la question de la capacité respiratoire, elle n’est pas en cause dans les difficultés que l’on peut rencontrer à finir une phrase. Il faudra donc apprendre à inspirer efficacement rapidement, par la bouche, (c’est à dire au niveau costo-diaphragmatique, et non pratiquer la respiration dite « abdominale », qui ne convient pas au chant, voir à ce sujet mon article). Il faudra également régler finement les pressions d’air sous la glotte (grâce à l’antagonisme abdominaux/diaphragme), et générer une impédance ramenée sur le larynx (couverture du son, ou twang, selon le style). C’est le propos du travail de lutherie vocale, je l’ai traité ailleurs. Considérons que tout cela est en place, et essayons de comprendre les raisons pour lesquelles les interprètes respirent si peu, et souvent à contrecœur, en prenant plusieurs cas.
Le concours permanent de « celui qui respirera le moins »!
Chez les choristes, il est fréquent de demander de ne pas respirer, ou bien encore, de s’organiser pour ne pas respirer en même temps. On voit que cette injonction relève de toute évidence de la double contrainte: « soyez ensemble, chantez d’une seule voix, mais ne respirez pas ensemble »! Alors que la réponse est simple: si la phrase ne peut être chantée sans respirer… c’est qu’il faut rajouter une respiration! C’est à dire que soit le compositeur a mal évalué les capacités des choristes, soit le tempo choisi n’est pas le bon, soit la pièce est trop difficile. Si l’on est dans un de ces trois cas, il faut aménager une respiration supplémentaire, changer de tempo, mais jamais demander aux choristes de « se relayer » pour respirer, c’est absurde, car inorganique, et non-musical.
Cette tendance à respirer le moins souvent possible est également très prégnante dans le milieu du chant à danser. Couper entre deux phrases, à l’emplacement de la virgule, du point, ou à l’articulation musicale logique semble évident, mais ce n’est que rarement le cas. Il est beaucoup plus courant de couper une phrase au milieu, voire un mot, c’est « dans le style », c’est « la tradition ». Lorsque je fais remarquer qu’il y a des endroits ou respirer serait plus organique, plus naturel, et permettrait de ne pas couper artificiellement un motif musical ou une phrase, on me répond souvent qu’il n’y a pas le temps. Pourtant, dans une énorme majorité de cas, je démontre illico qu’il y a le temps, à condition de reprendre l’air de façon efficace et rapide (voir plus haut). Et le fait de respirer souvent, loin de faire perdre du temps, permet au contraire de se poser sur le temps, ou de faire une levée calme, et non-précipitée. J’essaie de vous expliquer cela dans cette vidéo.
Pour ce qui est de la tradition, il faut faire une distinction entre la tradition, c’est à dire une manière de penser le monde, et de le décrire, qui ne demande qu’à évoluer (la tradition, c’est de l’avant-garde!), et l’imitation, qui consiste à reproduire les pratiques des artistes qui nous ont précédé·es sans les remettre en question! En clair, ce n’est pas parce que les interprètes de la tradition respirent où ça leur chante, coupant phrases et mots, qu’il faut reproduire ces habitudes! Il est vrai que parfois une respiration impromptue peut relancer rythmiquement une phrase, mais il s’agit d’une interprétation, que l’on peut interroger. Et je ne sache pas que les danseur·ses soient gêné·es par une respiration qui interviendrait avant le premier temps, où l’on pose en général le pied!
Terminons cette revue de détail en évoquant le cas des auteur·es-compositeur·es-interprètes. Si les choristes peuvent s’abriter derrière la recommandation du chef de chœur, et les chanteur·ses à danser derrière le poids de la tradition (prétextes qui ne tiennent pas la route, on l’a vu!), quelle est donc la raison qui les pousse à ne pas respirer aux virgules, aux points, aux retours à la ligne? Je pense qu’il s’agit d’une habitude, propre à la chanson française, nourrie de la tradition intellectuelle hexagonale, de ne pas prendre en compte les besoins du corps, voire de l’ignorer superbement. Là encore, lorsque j’interroge sur cette pratique, on m’objecte l’interprétation, qui demanderait à lier les phrases. Mais l’interprétation n’est justement QUE l’incarnation dans le corps du chantêtre de sa pensée! L’étymologie nous le rappelle: interpréter, (inter-praestare) c’est rendre présent ce qui est entre! Et ce qui est entre la pensée et la parole, c’est le corps! Pour le traduire en langage lacanien, et faire la transition vers ma conclusion, ce qui est entre l’Imaginaire (la pensée, les sens) et le Symbolique (le Langage, la forme musicale), c’est le Réel (le Corps, la Voix).

La peur du silence… de mort?
« L’acte de se taire ne libère personne du langage. »J. Lacan
Reprenons les choses à la lumière de l’ontogénie, l’histoire du petit d’homme. Durant les 9 mois de la conception, il est environné de bruits, réguliers et puissants, celui des rythmes biologiques de sa mère (cœur, digestion, et écho des bruits extérieurs). Puis vient la naissance, souvent suivie d’un premier cri. À l’explication banalement anatomique (il crie pour déplier ses poumons!), je préfère celle-ci: face à sa perte de repères, en particulier acoustiques, le bébé hurle pour s’assurer de la présence d’un autre, la mère, dont seuls la voix et le regard le rassureront. Lacan appelle le cri du bébé, en attente de la réponse maternelle, la pulsion invocante, et sa recherche d’une réponse à sa terreur dans le regard de la mère la pulsion scopique. On voit la place que la voix et le regard tiennent dans sa théorie, pourtant présentée si souvent comme intellectuelle!
Plus tard, le nourrisson, dans la solitude et le silence de son berceau, interroge encore et toujours l’absence de la voix et du regard. Il faudra de longs mois pour qu’il soit enfin assuré de l’existence de l’autre y compris lorsqu’il ne le voit ni ne l’entend (cf le fort/da freudien). Et même à l’âge adulte, combien sommes-nous à supporter VRAIMENT le silence? Il n’est que de voir la floraison des écouteurs et des casques, l’omniprésence de la musique pour y répondre… Peut-on voir dans la peur du silence chez le chantêtre l’écho de cette terreur primale? Je n’hésiterai pas pour ma part. Pour aller plus loin encore dans la démarche théorique, on pourrait avancer que la Parole du chantêtre, est dotée de deux fonctions: lui permettre la sublimation, (rendre la vie supportable), et, par la fonction symbolique, socialisante, du langage recouvrir le Réel, (ce qui ne peut être décrit ni révélé, et génère donc de l’angoisse). De ce point de vue, la respiration, qui introduit du silence au milieu de la parole, permet le surgissement, l’effraction du Réel (qui n’est pas la réalité, laquelle relève de l’imaginaire -la représentation par les sens-, et du symbolique -la formalisation par le langage). Or, le Réel, c’est le Chaos… Accepter le silence de la respiration, ce serait à cette aune, autoriser le retour du corps, accepter le surgissement du Réel dans la Réalité, autoriser la présence de l’indicible, voire de l’impossible, et ce n’est pas chose aisée…
[…] musiques rapides, à danser, où la « mode » est de respirer le moins possible. (Voir mon article à ce […]