J’ai la mémoire qui flanche… La mémoire et le chant.

Comment être le plus efficace possible dans l’apprentissage et la mémorisation de la musique? Je ne connais pas de chanteur·euse ou de chef·fe qui ne se pose la question! Voici une scène qui vous parlera peut-être…

Le ou la chef: « Bon, je refais la voix haute » (Quelques notes)
La « grande bouche » du pupitre: « Ah non, ça, c’est la voix des basses » (iel rechante la même chose)
Le ou la chef: « Je t’assure, c’est bien votre voix  »
La grande bouche: « Non, tu te trompes, nous c’est: » (iel rechante tout à fait autre chose)
Le ou la chef: « Mais rogntudju de rogntudju… » (iel hurle à la mort en piétinant sa partition)

Allons regarder du côté de ce que les neurosciences nous disent de la mémoire pour éviter de piétiner des partitions, ou pire…

Les différents types de mémoire

Rappelons tout d’abord que nous possédons divers types de mémoire: une mémoire de travail, à court terme, et trois types de mémoire à long terme:

  • la mémoire épisodique (je me souviens),
  • la mémoire sémantique (je sais) -ces deux-là sont dites déclaratives (je sais que je sais),
  • la mémoire procédurale (je sais faire). On peut rajouter une quatrième mémoire, dite émotionnelle. Ces dernières mémoires sont dites implicites (je ne sais pas que je sais).

Commençons par la mémoire de travail. Elle ne nous aide guère dans la mémorisation musicale, du moins pas au-delà de la simple réitération d’une phrase entendue. En effet, elle est constituée de deux principes: la boucle phonologique, et le calepin visuo-spatial. En clair, pour me rappeler une phrase musicale, je dois la répéter en boucle, c’est la boucle phonologique. Toutes celles et ceux qui ont eu affaires à des choristes reconnaitront ce portrait: le choriste qui marmonne inlassablement le fragment de phrase que vous venez de transmettre, et qui vous demande inlassablement de le répéter dès que plus de quelques secondes s’écoulent! Ou celle qui refuse obstinément de poser son texte ou sa partition. En effet, lorsque j’utilise le calepin visuo-spatial de la mémoire de travail, pour me souvenir de mon texte ou de ma partition, je les garde présent dans un coin de ma tête. Mais il suffit d’interrompre le processus deux secondes pour que tout soit à recommencer! C’est par excellence la mémoire du chant à répondre. Mais on voit que se contenter de la mémoire immédiate, c’est se condamner à tout recommencer à chaque répétition.

La mémoire sémantique, c’est notre encyclopédie portable. Elle met à notre disposition de façon quasi-immédiate des informations que nous avons stockées. Par exemple, je sais qu’en Do Majeur, le mi est bécarre. pas besoin de réfléchir. Ou que le mot cançon en occitan signifie chanson en français. C’est évidemment une mémoire qui semble intéressante pour apprendre de la musique, mais elle présente deux problèmes. D’abord, pour que les informations y soient encodées, il faut … des informations sémantiques! C’est à dire, si l’on prend l’exemple d’un chant traditionnel, la provenance du chant, son biotope, la signification littérale ET symbolique des paroles, la forme musicale (mode, carrure…). Cela prend du temps, et correspond à certains profils intellectuels, mais pas à tous! Nous en connaissons aussi pleins, des qui demandent cinquante fois la signification ou la prononciation de tel mot, qui surchargent leur texte d’annotations et de signes cabalistiques!
Autre problème, le lieu de l’encodage de cette mémoire est l’hippocampe, dont les neurones sont renouvelés souvent, elle présente donc une certaine fragilité. C’est aussi le cas pour la mémoire épisodique.

La mémoire épisodique, comme son nom l’indique, est liée à nos expériences, nos souvenirs. Elle est de nature autobiographique. Je me souviens avoir assisté à une répétition, et des chansons que nous y avons travaillé. Le problème, c’est son caractère imprécis: nous n’avons aucune possibilité d’agir sur le phénomène. Cette mémoire est très liée à notre état émotionnel, et influencée par nos expériences précédentes. En clair, nous ne retenons que ce que nous estimons pertinent. Autant dire qu’elle est très efficace dans la fabrication de faux souvenirs, et donc musicalement douteuse… Pour s’en persuader, pensons aux films policiers où l’on demande à plusieurs témoins de se souvenir d’une scène. Pour l’un, le meurtrier est arrivé en courant, pour l’autre tranquillement, il était blond, mais non, dès brun, immense, ou de taille moyenne, en pardessus ou en blouson… On imagine à l’échelle d’un groupe de 20 choristes… Nous avons tous vécu ça: vous êtes en train de chanter la voix basse, mais la grande bouche (!) de la voix haute vous interpelle d’une voix assurée: « Non, ça, c’est notre voix, tu te trompes »! Ou qui, lorsque vous reprenez la voix, vous soutient mordicus: « Non, c’est pas ce que tu nous a donné la dernière fois »…

Reste donc la mémoire procédurale. C’est la mémoire qui fait que « la bicyclette, ça ne s’oublie pas », celle du savoir-faire. Des automatismes y sont inscrits, qui ne s’effacent quasiment jamais, car elle est inscrite dans la zone centrale de l’encéphale, dont les neurones se renouvellent très peu.
On en prendra pour exemple les malades d’Alzheimer, qui ne peuvent plus parler, mais garde la possibilité de jouer du piano, ou de chanter… C’est évidemment celle qu’il faut privilégier dans le cas de l’apprentissage musical.

Le chant à danser, formidable moment de jubilation … et de mémorisation (l’amygdale, zone cérébrale du plaisir, joue un grand rôle dans la mémorisation).

Apprendre par le mouvement

Associer rythme et mouvement permet en effet de faire fonctionner en même temps les aires auditives, situées dans les lobes temporaux, et le cortex moteur, situé dans le lobe frontal et dans le cervelet, plus l’hippocampe, le siège de la mémoire. C’est par exemple la raison pour laquelle nous avons le besoin irrésistible de « taper la papatte », de battre la pulsation avec le pied lorsque nous écoutons de la musique. Tout cela, les instrumentistes, qui développent une mémoire procédurale par nécessité (pensons au violoniste bougeant ses doigts sur la touche, par exemple), ou les danseurs, dont le corps est l’instrument, le savent bien. Ils travaillent même parfois en se regardant, activant de surcroit leur cortex visuel. Mais pour les vocalistes, dont l’instrument est caché, invisible, difficile à palper, et dont les mouvements sont internes, et échappent le plus souvent à notre proprioception, quels dispositifs mettre en place?

J’ai déjà évoqué dans un autre article, quelques pistes:

  • Faire écouter longuement une version de la pièce que l’on va parler, afin de synchroniser le rythme cérébral et le rythme musical. Une expérience a montré que si l’on fait écouter une cellule rythmique régulière à un individu, le cerveau se synchronise avec ce tempo. Ces oscillations se synchronisent avec l’amorce rythmique et elles continuent au-delà du stimulus et à la même fréquence.
  • Exécuter le morceau en mouvement (dansés, mimés, signés), pour mettre en marche les neurones-miroir, qui facilitent la compréhension et la mémorisation.
  • Prendre le temps de travailler le rythme du morceau, frappé, marché, ou dansé. Une autre étude du Centre de recherche en neuroscience de Lyon (CRNL), montre que notre cerveau est meilleur pour traiter le langage après l’écoute d’une séquence rythmée. Donc a fortiori si notre corps l’a éxécutée.
  • Ne pas hésiter à ralentir le débit rythmique, donc celui des paroles. « Écouter de la parole accélérée a un coût cognitif important et recrute davantage d’aires cérébrales » explique Véronique Boulenger, du laboratoire Dynamique du Langage de l’Université de Lyon. Donc ralentir diminue la charge mentale.

De façon plus technique, à présent, et particulièrement adaptée aux vocalistes:

  • Sentir ou faire sentir les mouvements du corps, liés à la phonation. Les mouvements de l’abdomen liés aux consonnes (en mettant simplement les mains sur la taille, et en exagérant l’articulation), les mouvements de la langue liés aux voyelles,
  • Prendre des repères pallesthésiques (la pallesthésie est le sens de la vibration). Poser les mains sur son corps, sur le corps d’autres interprètes, pour capter les vibrations, et activer d’autres réseaux neuronaux. Surtout valable pour les hauteurs de son, mais pas inutile pour le rythme.
  • Respirer (ou faire respirer) le plus souvent possible. On l’a vu, la respiration est l’un des rythmes de base du corps. La « normaliser » au maximum redonne du naturel à ce rythme. Des phrases longues le désorganisent. Valable particulièrement pour les musiques rapides, à danser, où la « mode » est de respirer le moins possible.
  • Parler le texte en rythme, bien sûr! Pas pour ânonner bêtement, mais pour mettre en action les aires de la Parole (Broca), de la Musique (Wernicke), et le cortex moteur, qui aide à la synchronisation et à la mémorisation.
  • Marquer le rythme, mais pas en tapant simplement une pulsation, en battant (ou dessinant avec ses pieds) une carrure. En effet, les chanteur·euses ont besoin de sentir un tempo, mais aussi des carrures (l’organisation de la pulsation en mesures), et des cycles (organisation de ces mesures en unités plus longues). C’est particulièrement important lorsque l’on chante à plusieurs. J’ai vu des groupes ou chacun·e marque le tempo à sa façon (mouvement des mains, des pieds, ou pire, petite danse personnelle, totalement désynchronisée du tutti), cela donne des catastrophes! S’il y a besoin de battre une mesure, un·e individu s’en charge, et les autres activent leurs neurones-miroir pour se synchroniser. Sinon, c’est chacun·e son tempo, et rendez-vous à la coda!

Les quatre « lionnes » de la Mal Coiffée… Des capacités d' »emmagasinage » de musique stupéfiantes. Les recettes: le « gueulage » du texte, le « jouage » de percussion dès l’apprentissage…

Les erreurs à ne pas commettre…

On peut évidemment ajouter tous les stimuli des autres mémoires: donner le texte ou l’écrire sur un tableau, délivrer toutes les informations sémantiques, musicales et littéraires sur le morceau, utiliser toutes sortes de moyens mnémotechniques, dessiner, mimer, pour activer les neurones-miroir… Mais j’invite les choristes, et leurs chef·fes, à repérer et bannir certaines attitudes lors de moments de transmission:

  • le chuchotage, les chanteur·euses se murmurent à l’oreille des phrases, pendant que votre attention est ailleurs. Iels croient s’aider mutuellement, mais comme ce procédé fait appel à la mémoire épisodique, iels se transmettent de bonne foi des erreurs!
  • le rabâchage, telle ou tel répète en boucle un fragment, pour ne pas l’oublier, mais … se condamne à l’oublier puisque seule la mémoire de travail est impliquée,
  • le questionnage(!) et le griffonnage, je veux tout savoir et le reste sur le morceau, j’écris en roman dans le moindre espace libre de ma partition, je ferme les écoutilles aux autres stimuli… Je cherche à encoder dans ma mémoire sémantique.
  • le lisage. J’ai en permanence ma partition ou mon texte sous les yeux -bien bas, comme ça, je casse la nuque, j’écrase le larynx, et je suis sûr de ne pas voir le·la chef·fe-, et si on me l’enlève, je hurle à la mort! En quelques secondes, j’ai tout perdu, j’utilise le calepin visuo-spatial, je redéchiffre la musique à chaque répétition. C’est le piège du lecteur, je m’y suis moi-même tellement fait prendre…
  • le dandinage, je bouge en mesure sur place, j’ondule du bassin, je balance la tête, je bat une mesure imaginaire ou la tape au moment de l’apprentissage. Risqué! Je risque de me synchroniser sur un tempo imaginaire, qui n’est pas le même que celui du groupe… Ok pour bouger, mais toutes ensemble, sur un tempo proposé par une seule personne.

À chacun·e donc de trouver ses méthodes empiriques, mais vous dosez désormais de quelques pistes et quelques éclairages sur cette question de la musique et de la mémoire, fruits de mon expérience d’accompagnements de groupes divers et variés, et de mes lectures sur ces questions. Bien sûr, les neurosciences ne remplaceront pas las sciences humaines, et l’amour de la musique, mais … ça aide!

Bibliographie:

Bernard Lechevalier Le cerveau de Mozart, ed. Odile Jacob
Hervé Platel Le cerveau musicien ed. De Boeck
Oliver Sachs Musicophilia ed. Seuil
P-M Llado Le Cerveau, la machine et l’humain: Le cerveau au XXI ème siècle ed. Odile Jacob

2 réflexions au sujet de « J’ai la mémoire qui flanche… La mémoire et le chant. »

  1. bonjour Emmanuel je participe à ta formation en ce moment à Marseille et j’apprends et revisite beaucoup de choses , un grand merci . Toutefois comme je suis orthophoniste , j’ai sursauté quand tu as écrit au sujet de l’aire de Wernike : elle est également dédiée au Langage mais davantage sur le plan de la réception ( compréhension ) mais pas seulement avec une anosognosie . J’en ai un souvenir affreux dans mes études où le professeur Ducarne convoquait ses patients pour illustrer son propos ( film family life des années 70 ) : les patients s’exprimaient dans une logorrhée incompréhensible sans en avoir conscience . J’ai revisité la question avec mon père . Donc Aphasie de Broca , versant moteur , Aphasie de Wernike comme je t’ai dit . Concernant la mémorisation , rien ne remplace la jeunesse !!! à noter que j’ai appris le russe à 11 ans ( j’étais déjà vieille !!!) et la musique de la langue fait encore partie de moi ; bon faut trouver des alternatives dans le « grand âge » qui est le mien , plein de choses à découvrir , génial!!!!

  2. Je reviendrais sur la première partie de ton texte, m’y retrouvant comme »chef de choeur » novice et sans cesse remise en cause par des chanteurs oú chanteuses qui pensaient savoir mieux que les autres et qui finissaient par me mettre le doute sur ce que leur retransmettais, alors que j’avais passé des heures à travailler ces morceaux. Ils étaient seulement persuadés savoir mieux que les autres, mieux que moi et parvenaient à me mettre un doute terrible alors que j’entendais bien toutes leurs difficultés et leurs méprises.
    Mais, trop novice et pas suffisamment sûre de moi, il y a bien des moments où je me suis sentie en échec.
    Avec le recul, bien sur, j’ai repris confiance en moi. Il y a cependant un moment difficile à passer, à s’affirmer et je dirais à s’imposer, surtout lorsqu’on a pas un caractère tyranique comme certaines personnes connues au paravant.
    Mais la remise en cause apprend et fait grandir. Je ne regrette rien, même si j’ai vécu des périodes difficiles et même humiliantes.

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