Transmettre le chant populaire: un peu de méthode…

Le chant populaire (appelons-le ainsi, pour raccourcir la formule consacrée « chant populaire de tradition orale »), n’obéit évidemment pas aux mêmes modes de transmission et d’exécution (!) que le chant classique. En général relié à une langue, un territoire, une fonction du chant, une tradition musicale, il se pratique à des moments et des lieux précis, mais souvent de façon spontanée, non dirigée, et n’est que rarement fixé par écrit a priori (quand il est écrit, c’est en général a posteriori, c’est une transcription, un collectage). Sa transmission est, dans son biotope d’origine, d’ordre empirique, par assimilation et répétition, voire imitation, et il ne fait que rarement l’objet d’un apprentissage dans un temps et un lieu fixés. Il n’existe donc pas (à ma connaissance!), de pédagogie de la transmission de ses chants, puisque le besoin ne s’en est jamais fait sentir, pour les raisons exposées ci-dessus1. En revanche, lorsqu’on le pratique « hors-sol », c’est à dire lorsqu’on est amené à le transmettre dans un cadre convenu (stage, atelier, chorale, cours…), il n’est pas inutile de se poser certaines questions avant le moment de transmission, et de s’inspirer des méthodes mises en place par les chefs de chœur pour préparer son intervention, et être le plus efficace possible. Même si on peut aussi se lancer avec enthousiasme, et rectifier en cours de route, ou a posteriori, cet article ne se veut pas normatif, j’ai vécu de très beaux moments de transmission improvisée voire « sauvage » !

Le stage que j’ai donné l’été dernier et que je propose à nouveau cet été dans le cadre du festival « Les Suds à Arles » avait pour objet de poser une méthode de transmission adaptée à ce répertoire particulier. Voici les questions que nous nous y sommes posées…

Stage Sommières

I) Préparer sa séance

Posons un postulat : il ne suffit pas d’être bon connaisseur d’un style, d’une région du monde, bon lecteur ou interprète aguerri pour mener un temps de transmission. Ça aide, mais ça ne fait pas tout ! Cela semble une évidence, mais de douloureuses déceptions m’ont montré qu’il est bon de le rappeler. Même si les stagiaires ne sont pas là pour un travail spécifique de technique vocale, construire et mener sa séance avec méthode ne peut pas nuire, même s’il s’agit d’une immersion dans une tradition vocale. Être porteur de tradition est tout à fait compatible avec la méthodologie pédagogique !

Choisir la pièce transmise

Le simple critère du plaisir que l’on a à transmettre une pièce, sa beauté, sa notoriété (ou sa non-notoriété) ne doivent pas être nos seuls guides dans notre choix. On se posera utilement ces quelques questions :

A quel public s’adresse-t-on, quel âge moyen, quel sexe, quel niveau, vocal ou musical ?

Tout familier des chants populaires connaît par exemple les difficultés rencontrées lorsque l’on s’adresse à un public mixte, car la mixité n’est pas le cas le plus répandu dans la tradition, c’est le moins que l’on puisse dire ! S’il s’agit d’une pièce pour plusieurs chanteurs masculins (exemple : les polyphonies raffinées du Còr de la Plana), impossible de la transmettre telle quelle à un public mixte, il faudra « bricoler » la hauteur, l’arrangement des voix, en tenant compte des tessitures, tout ça ne peut se faire devant le groupe, au risque de le démobiliser2.

L’âge moyen des choristes a également son influence sur la tessiture3, qui baisse avec l’âge, et l’ambitus4, qui diminue. Pas un problème, mais il faut prévoir !

Enfin, il existe à l’évidence des degrés de difficultés dans l’apprentissage des chants populaires, liés à des questions de langue ou de langage musical.

Les rythmes impairs des musiques des Balkans, par exemple, sont une réelle difficulté pour les Français plus habitués aux carrures binaires ou ternaires,

L’emploi d’intervalles peu usités dans notre langage musical également (les secondes du chant albanais, les quintes à vide un peu partout…),

La familiarité avec la phonétique d’une langue est également un paramètre à considérer, si les langues romanes présentent une proximité évidente avec la phonétique du français, certains phonèmes du russe (le I dur…) ou du grec (les DH, TH…) peuvent considérablement ralentir le processus d’assimilation avec un public ne les pratiquant pas depuis l’enfance.

Le langage musical. Pour des raisons historiques (rôle de l’église, des conservatoires, primat de la musique classique, succès du mouvement orphéonique, « atlantisation » de notre culture…), le substrat de musique modale, commun à l’ensemble du territoire français (et probablement à toute l’Europe), avec de nombreuses variations dans les échelles, s’est trouvé progressivement recouvert par une couche plus ou moins épaisse de musique tonale et tempérée. Donc, nous sommes habitués à entendre des intervalles réguliers, des modes limités le plus souvent au majeur/mineur, et une polyphonie « par tierces », utilisée dans le langage classique, mais aussi malheureusement dans le chant populaire « à la mode classique », répandus dans le mouvement choral. Le retour à une écoute « modale » de la musique, via le travail des bourdons et des échelles non-régulières, tel que proposé par exemple par le génial René Zosso, est un vrai défi pour nos oreilles, et donc pour celles de nombreux(ses) chanteurs(ses). Ainsi, avant de proposer une pièce, et de penser à son arrangement, on cherchera à la définir comme modale ou tonale, ce qui aura une grosse importance sur l’arrangement polyphonique.

Documenter son texte

La fonction du chant : qui chante, pour qui, à quel moment, dans quel lieu, quel but… ?
Comme je l’ai souligné dans l’introduction, le chant populaire est rarement pratiqué « pour faire joli ». Il est en général lié à un acte de la vie quotidienne : travail, danse, lutte sociale, culte, marche, ou exceptionnel (fête…). Ce cadre d’exécution conditionne son timbre, son rythme, son tempo, son énergie, ses nuances d’intensité, et jusqu’à la posture dans laquelle on chante ! Ainsi, les célèbres et appréciés chants des mondine de la plaine du Pô en Italie, collectés et transmis entre autres par Giovanna Marini, se chantaient en plein air, avec des exécutantes éloignées les unes des autres, le plus souvent en ligne, courbées en deux, et accablées par le soleil, les moustiques, les cris des contremaîtres… D’où des appuis dans le corps très bas (la fameuse voce di pancia, allez « ouvrir les côtes, allonger la colonne, stabiliser le larynx » dans cette position !), et un timbre nécessairement contraint et puissant (cordes épaisses, forte présence d’harmoniques aigües, nasalité ressentie -mais pas nécessairement réelle-)… Etre conscient de ces réalités ne signifie pas les reconstituer artificiellement, et imiter servilement les mondine, en nasillant le son, et en hurlant en mécanisme 1 non mixé, mais au moins à éviter une exécution trop marquée par nos habitudes classiques : tessiture trop aigüe, utilisation du mécanisme 2 (voix de tête), égalisation des registres, homogénéité des pupitres, posture « au garde à vous »… Par ailleurs, et c’est le fondement de la méthode de Martina A. Catella, explorer ces postures et ces timbres, permet de découvrir de nouveaux espaces musculaires et de résonance dans le corps.

La question du mode d’adresse mérite également d’être posée : dans cette société, comment se parle-t-on ? Qui a débarqué un (beau) jour à la gare St Charles de Marseille a constaté qu’on ne s’y parle pas tout à fait de la même manière qu’à la gare RER de Bry sur Marne ! Et puis, à quelle distance les interprètes se situaient-ils les uns des autres ? Les chants des bergers des montagnes bulgares, destinés à résonner d’une montagne à l’autre, requièrent une émission « droite », non vibrée, un timbre très chargé en harmoniques aigües. A l’inverse, le Fado (celui de Lisbonne), genre vocal quasi opératique par bien des aspects, ne se chante pas comme du Bel Canto ou de la chanson napolitaine, les Portugais n’ont pas l’exubérance des Méditerranéens, la bouche s’ouvrira moins, le voile du palais sera moins haut, le timbre sera aggravé par un élargissement du pharynx avec descente modérée du larynx, etc…

La complexité et la diversité du langage musical de la région ou du corps social d’origine est une vraie question : on ne chantera ni n’harmonisera pas de la même façon une pièce venue d’une cité cosmopolite comme Naples, et un chant de montagnards des Carpathes, peu influencé par des pratiques venues de l’extérieur ! Et encore une fois, on prendra garde à ne pas plaquer notre manière d’harmoniser à des systèmes musicaux qui ne connaissent que la modalité : musique orientale en général, des bords de la Méditerranée aux balkans, et musique des régions montagneuses.

Etablir le texte : langue, phonétique, traduction, contexte…

Disons-le tout net : il est très difficile à mon sens de se lancer dans la transmission d’une pièce sans en connaître non seulement le sens global, mais une traduction mot à mot ! Dans le chant populaire, le fond et la forme sont à ce point liés qu’il est nécessaire d’être très au clair sur ces questions. Le rythme, le tempo, les dynamiques, la forme de la mélodie sont indissolublement liées à la prosodie de la langue, sans le truchement subjectif d’un compositeur. Par ailleurs, le son d’une langue influence très profondément le timbre des chanteurs ; il est donc indispensable de connaître les points d’articulation des consonnes et la teneur acoustique des voyelles. Le degré d’aperture (ouverture) d’un [o] par exemple peut changer le timbre, et donc influencer l’harmonie ! Le[y] du russe, très riche en harmoniques graves, n’a rien à voir avec notre [i] français, etc…

Langage musical : tonal ou modal, tempérament, tempo, rythmes, accents…
Nous l’avons dit plus haut, le vieux fond de musique modale, présent sur l’ensemble de l’Europe, a très diversement été conservé à l’arrivée progressive de la musique tonale et tempérée que nous écoutons et pratiquons aujourd’hui. Dans les Balkans, le Sud de l’Italie, l’Andalousie, il est resté très présent, et sa rencontre avec la sensation de tonalité a fait émerger des polyphonies dont les règles sont fondées sur une perception empirique et consensuelle des harmoniques naturelles du son (octave, quinte, tierce majeure etc…). En France, depuis la disparition quasi totale de cette musique modale ou « à bourdon » qui revit en Bretagne, en Centre-France ou en Rhône-Alpes grâce à l’obstination de quelques-uns, on n’a plus comme trace de polyphonie que les pratiques corses ou béarnaises, dans lesquelles il est difficile de distinguer la part respective des traditions et du revivalisme (je mets à part le chant polyphonique du pays basque, tellement influencé par la musique classique qu’il est bien difficile de l’appeler « populaire »-je ne vais pas me faire que des amis en disant cela!). En tous cas, notre pratique de la polyphonie est très influencée par ce langage polyphonique « par tierces ». Il faudra donc se garder de tout collage intempestif de polyphonie tonale sur un thème conçu comme une monodie, et marqué par les règles de la musique modale. En clair, tenez vous à distance des chants « du monde » harmonisés à quatre voix, qui circulent de chorales en chorales, tellement jolis, mais gravement à côté de la plaque ! La seule source valable est donc dans l’idéal un collectage (avec les précautions de rigueur, le plus précieux des collectages ne reflète que la pratique d’un interprète dans un lieu et un temps donné), ou une version par un groupe ou un interprète issu de la même culture que le chant choisi. Par exemple, les magnifiques constructions de Chet Nuneta sont des créations, et doivent être prises comme telles, et non comme des références.

Le caractère modal d’une musique aura également une influence sur le tempérament utilisé. On sera donc amené à pratiquer une justesse très différente de celle d’un piano ou d’un accordéon chromatique : une grande seconde au début du mode, suivie d’un demi-ton large si c’est un mode de Ré ou de La, et d’un ton étroit si c’est un mode de Do ou de Sol. Et puisqu’on en parle, on s’efforcera de respecter l’instrumentarium lié à une musique : pas de piano pour une tarentelle, c’est se condamner à appauvrir la musique que de la chanter tempérée, avec des intervalles égaux, et donc faux, au sens pythagoricien du terme !

Pour ce qui est du tempo, des accents et appuis, puisqu’il n’y a pas de compositeur pour nous l’imposer, il faut trouver tout seul ! Il est donc à mon sens indispensable à toute préparation de dire le texte à haute voix (ou mieux de le faire dire à un locuteur de la langue), et de se référer au parlé pour trouver les reliefs du chant. Repérer les accents toniques, les intensités sonores, les phrasés, les quantités de voyelles, la balance vocalo-consonantique (les durées et importances réciproques des voyelles et consonnes), c’est déjà faire de la musique. Dans l’apprentissage, c’est exactement la même chose : avant la mélodie et la polyphonie, faire parler le texte à haute voix, en insistant sur les accents toniques, les couleurs de voyelles, c’est mettre en place les fondations, et préparer au mieux le terrain.

L’arrangement

Commençons par une mise au point: il doit être préparé avant toute séance. Cela semble évident, mais j’ai vu de très bons chanteurs se risquer à improviser un arrangement devant leurs stagiaires, ça dé-sécurise tout le monde, c’est un très bon moyen de se planter ! Evidemment, des choix faits a priori vont se trouver modifiés lors de la transmission, mais l’essentiel (tonalité, tempo, polyphonie, effectifs…) doit être fixé en amont.

La choix de la tonalité (ou de la hauteur de la fondamentale, s’il s’agit de musique modale), est essentiel. Il doit en effet permettre à chaque exécutant de se sentir à l’aise, de pouvoir respecter l’esprit et la lettre du texte sans effort vocal, ni « pigner » l’aigu, ni « râler » le grave. Même si on peut le rectifier en cours de route, il est préférable d’y avoir réfléchi en amont. Une question essentielle est celle de la hauteur à laquelle les femmes vont chanter. J’ai déjà écrit à ce sujet, il ne faut pas penser les choses en terme d’opposition entre voix de poitrine (mécanisme I), et voix de tête (mécanisme II). Les interprètes utiliseront en général une voix « mixte », c’est à dire un mécanisme I enrichi en harmoniques aigus dans le grave, en harmoniques grave dans l’aigu, par une adaptation de la forme et de la taille du résonateur, un contrôle particulier des tensions réciproques du muscle vocal et du muscle responsable de la bascule du larynx, et une gestion adaptée de la hauteur du larynx et de la tension du voile du palais (voir mon article sur ces questions). Mauvaise nouvelle pour les chefs de choeur « classiques » : il va falloir oublier des tas de concepts rassurants : la division des femmes entre soprani et alti, l’attribution systématique du thème musical à la voix la plus aigüe, et le rôle de basse dévolu au voix graves masculines…

Voici, de façon indicative, des repères de tessitures « confortables » pour les différentes voix :

Les voix de femmes (je ne fais donc pas de différences entres les soprani et les alti, ce sont des inventions des compositeurs et interprètes classiques, qui s’appliquent essentiellement lorsque l’on utilise le mécanisme II des femmes, ce qui est très rare dans le chant populaire). La plupart des femmes peuvent chanter sans effort ni fatigue un sol 2 (en-dessous de la portée en clé de sol), à condition de ne pas l’écraser, de le penser brillant et léger, « accroché dans le masque », « twangué »… On peut ensuite chanter en mécanisme 1 jusqu’au sol 3 sans encombres, à condition d’alléger le mécanisme, jusqu’au Si 3 si on a de la pratique, et jusqu’à mi 4 si on est une athlète de la voix. À partir de sol3, on commence donc à alléger le mécanisme (le recrutement musculaire diminue, on s’approche d’un fonctionnement ligamentaire, et/ou la bascule du cartilage thyroïde sur le cricoïde s’amorce). Le passage physiologique en mécanisme 2 est aux alentours du Sib ou Si 3, si l’on s’aventure au-delà sans basculer en mecanisme 2, il faut entreprendre un travail spécifique de renforcement de l’appui diaphragmatique, d’enrichissement du timbre, et de contrôle de l’accolement. On ne dépassera pas le mi 4 ou Fa 4. Pour les hommes, de Sol 1 àSol 3, pas de problèmes majeurs, sinon les mêmes que ceux des filles : ne pas écraser le grave, l’enrichir en harmoniques aigus, « mixer » l’aigu, alléger le mécanisme, à partir de mib3. Evidemment, certaines voix pourront aborder sans problème la fameuse « quinte aiguë » (Fa#3/Ut#4) sans problèmes, mais il faut là aussi du contrôle et du travail.

Pour ce qui est de la répartition des rôles entre les voix, tout est possible. On peut s’inspirer des arrangements pratiqués dans la tradition, ou choisir de la bousculer (à condition de la connaître au préalable), chacun est libre de ses choix. Par expérience, voici la répartition qui fonctionne le mieux : mélodie dans le bas medium confiée aux voix aiguës de femme, voix du dessus, à la tierce mais pas forcément, pour les hommes (donc en réalité à la sixte inférieure), et voix « de basse », bourdon ou pas, confiée aux voix graves de femmes. On évitera de toutes façons la mélodie dans l’aigu des femmes, et les garçons à la cave !

tessiture

registre-1

Fixer ses objectifs : apprentissage d’une voix, de l’ensemble des voix, de tout le morceau ou d’un fragment…

Selon la difficulté d’une pièce, et le niveau des exécutants, il est utile de décider à l’avance son ou ses objectifs(). Il n’est pas forcément nécessaire de transmettre d’emblée toutes les voix ou la totalité d’une pièce. Si un travail préparatoire pour entendre le mode (musique arabo-andalouse par exemple) ou les formules rythmiques (musique bulgare ou grecque) est nécessaire, il vaut bien mieux modérer ses objectifs à une partie de la pièce apprise de façon précise (échelle intégrée , formules rythmiques digérées, etc…), plutôt que de se lancer à rajouter de l’arrangement (polyphonie, bourdon, clappings…) sur une matière musicale fragile. On peut aussi réviser ses objectifs en cours de séance, l’apprentissage n’est pas toujours gratifiant, il faut que les chanteurs trouvent leur plaisir !

II) Mener la séance

L’échauffement. Que faire pour « échauffer » un groupe ? Première réponse : ce que l’on sait faire ! Si l’on est rompu à l’exercice, on peut faire un échauffement très complet, en le changeant et en l’améliorant à chaque séance en fonction du groupe, du répertoire, de l’humeur du moment, du temps dont on dispose… … Sinon, mieux vaut se contenter de quelques exercices simples que l’on maîtrise, plutôt que de se lancer dans des choses mal comprises… Ne faites que des exercices que vous maîtrisez, et dont vous savez ou ressentez l’intérêt ! Voici quelques propositions de fondamentaux de l’échauffement.

Kit de base.

Préparer le corps. C’est le plus indispensable! Selon les moments de la journée, et l’état de fraîcheur du groupe, cela pourra être plus ou moins intense, mais c’est indispensable. Quelques mouvements de base : étirements, dans toutes les directions, rotations (genoux, bassin, épaules…), auto-massage ou travail à deux (tapoter ou frotter le dos, les jambes, les bras, pour faire circuler l’énergie). Puis, mettre en place le souffle : vérifier le soutien : une main entre pubis et nombril, expirer sur un [ssss] prolongé pour sentir l’engagement progressif du transverse (le ventre « rentre »). Puis les mains sur la taille, faire des [sss] plus sportif pour sentir les mains repoussées vers l’extérieur (appui du diaphragme, contre-poussée, appoggio, appelez-ça comme vous voudrez, mais faites-le) ! Puis passer sur la fricative sonore [zzz] puis sur la syllabe [zzziiiii] en conservant l’impression de connexion (il doit y avoir un rapport entre ce que l’on sent sous les mains, et le son). Idem dans le dos (sur le carré des lombes, entre les côtes et les hanches, de part et d’autre de la colonne), avec les sons [vvv] puis [vvvuuu], et entre pubis et nombril avec [mmm] puis [mmmoooo]
Préparer la voix. Selon les répertoires pratiqués, les comportements vocaux vont varier : type de voix utilisée (belting, mixte appuyé, mixte allégé, falsetto…), enrichissement du timbre en harmoniques aigüs ou grave, intensité forte ou piano, etc… Les exercices proposés vont donc amener les exécutants vers l’emploi ou la maîtrise de comportements respiratoires et laryngés adaptés. En clair, pour une monodie traditionnelle française qui tient dans un ambitus de sixte, pas besoin de faire de la « pyrotechnie vocale », sur deux octaves du piano au forte ! En revanche, pour un gospel puissant et exigeant vocalement, nécessité absolue d’installer un appui diaphragmatique puissant, et d’un twang bien maîtrisé ! Il faudra donc réfléchir à l’avance aux besoins de chaque pièce abordée, et puiser dans son répertoire personnel d’exercices pour adapter son échauffement au programme du jour. A minima, je conseille les traditionnels exercices du twang: imitation du canard, sur [coin coin] puis [cui cui, coua coua] etc…
Préparer l’oreille. Là aussi, le contenu de cette partie indispensable de l’échauffement est très lié au contenu de la séance. Un travail de l’écoute subtile du son (harmoniques naturelles), comme développé par Daïnouri Choque, me semble indispensable pour installer une perception commune de la justesse. Mais cette notion de « justesse » peut varier en fonction du langage musical de la pièce : dans la musique modale, à bourdons, les échelles ne seront pas nécessairement régulières, et la notion d’accords telle que pensée en musique occidentale classique est souvent absente. Inutile donc de faire chanter des accords joués sur un piano, ou autre instrument tempéré, un « calibrage » des toniques, des quintes (ou autre hauteur faisant office de corde de récitation comme la définit René Zosso), des sous-toniques, une pratique répétée du mode de la pièce du jour, avec ses intervalles de taille variable, sera le plus profitable !

En revanche, si la pièce obéit à une logique tonale, régalez-vous d’enchaînements d’accords, parfait majeur, quarte et sixte, septième de dominante, tout est bon dans le bon ton ! Mais prenez soin tout de même de faire « tourner l’effectif » sur les différents postes : il n’est pas inintéressant pour les sopranos de tenir la basse dans ce travail d’accords, et faire chanter les enrichissements de l’accord (sixte, neuvième…) à ces mêmes basses leur permettra de sortir de leur « syndrome de la contrebasse » (I/V, I/V, I/V…)

Choisir le mode de transmission : voulez-vous travailler uniquement à l’oral, ou distribuer les paroles, et si oui, à quel moment de la séance? Point de religion sur ces questions, juste un constat : lorsque nous apprenons en lisant le texte, nous faisons fonctionner les aires visuelle et auditive du cerveau ainsi que la mémoire de travail. Donc, dès que la stimulation cessera (on enlève le texte, on ne chante plus le modèle), il ne restera que peu de traces de l’apprentissage. Lorsque l’on apprend sans le secours du texte, en étant donc à l’écoute de ses sensations vibratoires (les voyelles), ou musculaires (les consonnes), d’autres zones du cerveau se mettent en route (on peut parler de stimulations proprioceptives, ou plus précisément pallesthésiques et synesthésiques, c’est à dire d’associations des hauteurs, des rythmes, des timbres à des sensations physiques et mentales). On inscrit donc plus rapidement dans la mémoire épisodique, et surtout dans la mémoire procédurale, ce qui garantit un apprentissage plus efficace, plus durable, et plus fidèle. Apprenez donc sans le secours du papier, en utilisant vos oreilles, vos mains sur le torse, la tête, les côtes flottantes, vous serez plus efficaces, et plus rapides !

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Evidemment, pour enrichir cette expérience, on pourra, en cours, ou en fin de séance, distribuer le texte, pour rajouter une pierre, mais pas comme fondation.

Fait-on écouter une version, et si oui, comment la choisir ? En général, il est toujours préférable de faire écouter une version, on évitera ainsi les contresens, chacun aura une idée du tempo, du timbre, de l’ornementation … Encore faut-il avoir une version qui nous satisfasse ! Je le répète, le collectage n’est pas toujours le fin du fin, il est le reflet des choix d’un interprète à un moment et dans un lieu donné. Il pourra être judicieux de faire écouter plusieurs versions, intéressante pour différents critères : ornementation, tempo, arrangement…i

Dans quel ordre faire les choses, expliquer longuement et doctement le contexte, plonger les yeux fermés dans la musique, le rythme ou le mode, faire dire le texte à haute voix… ? Faut-il faire apprendre le thème à tout le monde, quitte à risquer des mélanges plus tard ? A quel moment introduire la polyphonie ? Quand donner la traduction ? Là encore, tout est possible, mais doit être décidé à l’avance ! Dans le cas du chant populaire italien, par exemple, faire travailler à haute voix le texte avec les accents toniques, c’est déjà faire la moitié du travail ! En revanche, si l’on se frotte aux polyphonies Labs du sud de l’Albanie, véritables « architectures du sanglot » comme dit joliment Martina A. Catella, il est à peu près indispensable de commencer par un travail sur « l’iso », le bourdon. Les explications sur le contexte et le mode d’exécution de la pièce peuvent être données après le premier moment d’exploration, sauf si elles conditionnent l’apprentissage. Par exemple, dans la paighiella corse, débuter par une introduction aux rôles réciproques de la secunda, du bassu, et de la terza peut faire gagner du temps (il est en effet indispensable d’expliquer qu’on ne prononce JAMAIS les syllabes en même temps, sinon on fâche Jacky Micaëli!). Pour ce qui est du thème, je pense préférable que tous l’apprennent, tant pis pour ceux qui mélangeraient avec d’autres voix, après tout, c’est du chant populaire, et la liberté est totale de « mixer » différentes voix ! La polyphonie doit, à mon sens, être introduite le plus vite possible, d’abord pour donner du rythme à la séance, et ne pas risquer qu’une partie des participants ne se déconcentre, et ensuite parce qu’une voix ne se conçoit pas sans les autres.

Quel niveau d’exigence se fixer ? Faut-il privilégier l’apprentissage de quelques mesures « léchées », ou l’intégralité du chant « en travaux » ? Je pencherais, comme le chef d’orchestre Charles Munch, célèbre pour les « pains » qu’il laissait passer en privilégiant l’émotion et la musicalité, pour la deuxième solution. On apprend, on va vite, on ne s’appesantit pas sur les quelques erreurs, pour avoir au plus vite une idée globale de la pièce, et du plaisir aussi ! Et surtout, on fait confiance aux chanteur(se)s ! Il faut les inciter à se tromper avec aplomb, pour qu’ils entendent (et nous aussi !), leurs erreurs, et soient en mesure de les corriger seuls. Ne jamais laisser des chanteurs murmurer quand ils ne savent pas leur partie, ce serait accepter qu’ils ne la connaitront jamais. Et puis, il faut aussi accepter de se laisser surprendre par une modification inattendue d’une voix, si ça marche dans l’harmonie, aucune raison d’imposer la voix qu’on avait fixée, c’est du chant populaire, ça se modifie en temps réel.

III) Débriefer la séance

En fin de séance, il est indispensable d’en tirer les enseignements : le but fixé en terme d’apprentissage a-t-il été atteint ? Par exemple, on avait décidé de transmettre un « chant de neuf » du Béarn, avec le thème et deux bourdons, est-ce que ça a marché ? Et si ça n’a pas marché, qu’est-ce qui a cloché ? On a été trop vite, les participants se sont découragés, ou pas assez, ils se sont ennuyés… On avait sous-estimé la difficulté de la pièce, ou choisi un arrangement trop compliqué…. C’était trop aigu, ou trop grave… On a passé trop de temps sur l’échauffement, et on en a manqué pour l’apprentissage…

Et dans l’hypothèse où l’on est satisfait, les chanteurs le sont-ils ? C’est mieux, indiscutablement ! Quoique… Faut-il se satisfaire d’un couplet/un refrain maîtrisés, qui fassent plaisir à tout le monde, si on a le sentiment qu’on aurait pu en faire plus ? Et dans le cas contraire, si on est allé au bout de ce que l’on avait l’intention de faire, le plaisir a-t-il été au rendez-vous ?

Conclusion

A la relecture, je m’aperçois que je n’ai pas mentionné un lieu et un moment essentiel de la transmission du chant populaire : la buvette après le concert ! En Minervois pendant Nadalet, dans les Alpilles pour Zinzan, en Béarn dans les canteras de Tarbes en Canta, j’ai passé des moments exceptionnels, à me régaler de polyphonies plus ou moins improvisées, et à constater que le chant populaire, ça peut se faire sur ce mode-là, informel, décontracté, et que c’est sans doute le meilleur moment pour apprendre… Qu’on ne s’y trompe pas, cet article ne veut pas fixer de cadre rigide pour la transmission de ces chants, ni remplacer le cadre et le moment idéal de cette transmission : la visite dans le pays d’origine, et la rencontre des interprètes dans leur écosystème ! J’ai eu l’occasion récemment de chanter des polyphonies Lâbs en Albanie, avec des chanteurs issus de la tradition, et c’est un partage irremplaçable. L’objectif de cet article est donc de proposer un questionnement qui concerne les moments de transmission « artificielle » : stages, cours, ateliers, séances de chorale… Et puis après tout, ces questions de méthode doivent toutes être placées en deuxième position de nos préoccupations, après l’essentiel, il faut chanter, partager, et prendre du plaisir ! C’est mieux de se poser des questions sur sa transmission, mais ça ne doit pas nous empêcher de la pratiquer le plus souvent possible avec nos connaissances du moment, car comme dit Evelyne Girardon « Chanter, c’est sûrement mieux que de ne pas le faire » !

 

1Il y a tout de même l’exemple du Conservatoire d’Ulan Bator, où un enseignement des chants diphoniques et « de gorge » existe, et sans doute d’autres !
2Ou bien, le « bricolage » des voix en direct fait partie du charme du moment…
3 Tessiture : zone « de confort » d’une voix, étendue des notes émises sans effort extrême, avec la possibilité d’émettre le son dans une nuance piano ou forte. On peut l’évaluer dans les musiques populaires à une 12ème (une octave plus une quinte), mais elle peut être plus restreinte ou plus étalée.
4 Ambitus. Ecart entre la note la plus grave et la note la plus aigüe d’un individu. En général de deux octaves, tous registres confondus, il peut parfois être plus réduit (en raison de l’âge ou d’un problème de passage de registre), ou bien supérieur. A ne pas confondre avec la tessiture.

2 réflexions au sujet de « Transmettre le chant populaire: un peu de méthode… »

  1. Puis-je me permettre, mon cher Emmanuel, quelques compléments à ce que tu exprimes déjà fort bien ? je remarque une chose, depuis 20 ans que je me pose toutes ces questions et que j’expérimente avec chaque nouveau groupe des exercices et des modes de transmission, de façon empirique mais pas forcément désinvolte : le son !
    Oui, le son que produit un groupe -car c’est à des groupes que nous avons affaire en tant que transmetteurs- est le témoignage d’une entrée collective, de tous les membres de ce groupe, dans l’univers des représentations populaires, qui, vu de l’académisme qui régit les modes habituels de transmission, ne peut être que désordre, improvisation et inéfficacité… Apprendre à un groupe à produire un son autrement que par l’application rigoureuse de consignes « anatomiques », fait partie du premier travail, selon moi, et lui apprendre que ce son est aussi régi par des contingences fait partie du travail, et implique beaucoup d’exigence. La première de ces exigences, c’est de ne pas préparer à l’avance les matériaux transmis, mais de les construire en fonction du groupe qui se présente au transmetteur. Si on en connaît les personnes, cela peut permettre de prendre de l’avance. Mais chaque inclusion d’une nouvelle personne détruit un équilibre qu’il faut continuellement repenser. Personnellement, il m’est arrivé de penser jusqu’à trois arrangements différents avant de rencontrer des groupes (en prenant comme élément constants la majorité d’homme ou de femmes, les expériences musicales de chaque participants, leur âge -mais j’avais oublié celui du capitaine), arrangements que j’ai dû à chaque fois ré-écrire pour produire un « son » qui intègre les équilibres en présence. Il faut pour cela, bien entendu, faire comprendre aux participants que ce qu’ils intègreront en tant que groupe, ils ne pourront le reproduire à l’identique avec d’autres groupes, et qu’il faudra le ré-écrire ou le repenser à chaque fois. Ce qui implique de ne fixer à l’avance ni la tonalité, ni les intervalles privilégiés pour l’écriture polyphonique, ni les cadences et encore moins les différentes voix. Lorsqu’on appréhende un groupe, il faut l’identifier et construire autour de sa spécificité, et tout changer au groupe suivant. Cela peut paraître fastidieux de passer une demi-journée à identifier des gens, puis une autre voir plusieurs à tout ré-écrire pour eux, mais pour la matière qu’il faut faut traiter, est sans intérêt, selon moi, si elle ne se charge pas de cette densité.

    Sur l’efficacité, le temps de la tradition populaire ne peut-être celui de l’apprentissage raisonné par la didactique pédagogique, et l’intégration d’une autre temporalité fait partie du changement de paradigme qu’induit le passage de la musique tempérée à la modalité populaire. Pas de modalité possible non plus sans cette temporalité. Le geste populaire n’est pas que spontanéité charmante, il est régi par des codes qui reposent sur enseignements du quotidien, liés à des climats, des matières, des végétations, des imaginaires, etc… En ce sens, la transmission hors-sol dont tu parles peut selon moi être une belle invention, et atteindre toutes les formes de perfection qu’on lui souhaite, mais ne peut être dans une position hégémonique vis-à-vis des enseignements populaires. Elle ne pourvoit pas aux mêmes finalités. La finalité de la transmission académique, c’est l’exécution dans le contexte bourgeois de la représentation musicale. Tous les autres contextes, c’est la musique populaire.

    Les enseignements liés à cette dernière impliquent : l’apprentissage de l’écoute sensible, de la répétition mimétique, de la musicalité des gestes, des postures, des paroles et des lieux. De la variété des situations d’exécution, du rapport au texte, du rapport à l’espace, et du rapport à l’imaginaire. Tout cela peut faire l’objet d’un traitement didactique, car chacune de ces dimensions est déjà une discipline en soi. Mais l’art de la transmission populaire est de les faire aborder concomitamment ! Et de faire intervenir la compréhension sur un temps long.

    1. Cher Emmanuel,
      Tout d’abord, je ne saurai me réclamer d’aucune tradition, sinon de celle, éminemment populaire ET académique à la fois, de la musique protestante, et de son maître absolu, Bach, qui était un expert dans l’art de partir du groupe dont il disposait pour construire un son authentique et unique. Malheureusement, cette tradition ne se perpétue plus guère que dans ce que tu appelles justement le « cadre bourgeois du concert ». J’ai depuis longtemps décidé d’ailleurs de ne plus la chanter que dans le cadre de célébrations, là où elle prend son sens, et son son, le son du sens, le seul qui vaille…
      Je ne suis donc pas, contrairement à Evelyne Girardon Laurent Cavalié, Pascal Caumont ou toi, un chanteur traditionnel, mais (et encore de moins en moins, car d’autres le font bien mieux que moi) un passeur de chants traditionnels, avec toutes les limites que tu soulignes. Je n’ai pas la pratique profonde, quotidienne, et intime que vous avez de ces chants, et qui imbibe votre pratique lorsque vous êtes en situation de transmission (avant de s’imbiber tout court, mais c’est une autre affaire). Et je ne cherche pas à imposer une méthodologie inspirée par mes années du côté « obscur » de la force, dans le chant choral et classique. POur évoluer depuis dix ans au contact des chanteurs « trad » (bigre, il y a déjà de la condescendance dans ce vocable), je peux concevoir une certaine aigreur vis-à-vis des pratiques académiques que tu évoques. Il y a de quoi!
      Cependant, si je suis d’accord avec toi sur la nécessité de travailler le son et donc l’arrangement en direct et donc de le faire évoluer et changer, je ne vois pas en quoi cela serait incompatible ni avec une préparation, ni surtout avec une approche anatomique des choses! (Tu ne seras d’ailleurs pas surpris d’apprendre qu’Evelyne m’a fait exactement la même remarque)!
      Je ne sache pas qu’une perception moins imprécise du mouvement intérieur qui produit le son soit pour le chanteur une limite ou encore moins un stress, c’est au contraire un moyen de créer plus vite ce son que tu évoques!
      Sans vouloir être trop technique, ce travail sur les appuis et les résonances, loin de figer le geste vocal (S’IL EST ADAPTÉ AUX RÉPERTOIRES ABORDÉS), aurait plutôt tendance à le fluidifier, et à placer les chanteurs dans une possibilité d’aller plus aisément vers, je te cite, car j’abonde en ton sens, l’écoute sensible, la répétition mimétique, la musicalité des gestes, des postures, des paroles et des lieux.
      Par ailleurs, ce modeste article a aussi (surtout?), vocation à proposer aux passeurs qui ne viennent pas de la tradition, mais souhaitent avec bonne volonté l’appréhender dans sa singularité au lieu de la « folkloriser », une démarche qui les rassure, sans les laisser ni démunis, ni contraints d’aborder ces musiques avec leurs habitudes.
      A très bientôt donc, j’espère, pour échanger avec ce sujet, et pourquoi pas avec les susnommés? Amicalement.

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