Les français et le chant: une histoire d’amour contrariée…

269636717Invité l’été dernier à un mariage franco-russe, j’y ai assisté à cette scène: après la cérémonie, dès l’apéritif, la cinquantaine de russes présents se sont mis à chanter, spontanément, à trois voix… D’abord des chants religieux, puis des chansons populaires, puis à nouveau des chants religieux… Ils ont chanté quatre heures durant, sans fatigue ni lassitude! Jeunes, vieux, hommes, femmes, tous chantaient juste, connaissaient par coeur les paroles, et prenaient un immense plaisir…

Passé le moment de surprise, les français ont voulu répondre. Ils se sont alors longuement concertés pour choisir une chanson à chanter. Nous nous vîmes alors infliger … une abominable version d’ Au clair de la lune: à l’unisson, faux, beaucoup trop grave… Au chant joyeux et distingué des russes ont succédé de tristes beuglements anti-musicaux. Et, malgré leurs efforts, les français présents n’ont pas pu trouver une chanson que tout le monde connaîtrait par coeur, et serait capable de chanter juste…

Une anecdote? Non, une illustration de plus d’un phénomène vérifié: les français sont de piètres chanteurs… Il leur faut, pour chanter, un lieu dédié au chant, un chef de choeur, une occasion… Alors que les Russes, les italiens, les anglais, chantent, bien et juste, à l’église, dans les fêtes populaires, dans la rue…

Quand le pêcheur sicilien ou le paroissien bavarois ouvrent sans scrupules ni pudeur la bouche pour chanter, le français se tortille, prétend chanter faux, et se défile, par peur ou honte. 1

Pourquoi ce phénomène? Observons la tradition musicale française, et ses modes de transmission pour tenter de comprendre…

La musique est généralement transmise de deux façons: par la tradition, la transmission orale (il s’agit en général de la musique populaire), ou dans le cadre d’une institution pour ce qui est des esthétiques classiques.

Dans la France de l’Ancien Régime, le savoir musical est le fait du clergé. Les prêtres pratiquent et enseignent la musique, et particulièrement le chant et la polyphonie. Lorsque la Révolution éclate, elle ferme les manécanteries, les chapitres, dissout les maîtrises, et interrompt brutalement une chaîne de transmission très ancienne. La musique sera ensuite enseignée dans des Conservatoires, où s’invente une pédagogie musicale pointue, mais réservée à une partie de la population. En effet, si chacun pouvait aller à l’église, et y chanter, à une ou plusieurs voix, l’accès aux conservatoires est réservée à une élite. Et voilà la tradition chorale française décapitée, elle ne s’en remettra que deux siècles plus tard, grâce notamment au mouvement A choeur joie. Pendant ce temps-là, cette tradition se perpétue dans le monde catholique du Sud, et dans le monde réformé et anglican du Nord.

Pour ce qui est de la tradition populaire, si elle n’a pas besoin de lieu réservé ni de maîtres diplômés, elle doit pour exister, rencontrer deux conditions incontournables: une communauté géographiquement et socialement unie, et une fonction du chant.

En effet, comme le montre les travaux de Martina A. Catella, ethnomusicologue, dans une culture traditionnelle, lorsqu’une voix s ‘élève, c’est en général parce qu’elle a quelque chose à dire, et se soucie d’abord du message, avant de se soucier de la forme. Le chant a une fonction, elle peut être sociale (chant de travail), politique, (chant de révolte), religieuse, « médicale » (la tarentelle guérit la déprime!), mais le chant ne sert pas qu’à faire joli, ou à se faire plaisir. Dans une France rurale, où l’on conserve les langues locales, où les fêtes traditionnelles sont fréquentées par toutes les générations, où la veillée réunit familles et voisins, les conditions sont réunies pour une transmission durable du répertoire traditionnel.

Mais après la seconde guerre mondiale, la France connaît plusieurs phénomènes qui vont interrompre cette tradition:

  • un exode rural massif, qui vide les campagnes, sépare les générations, et coupe la chaîne de transmission;
  • une centralisation exacerbée et un snobisme parisien, qui ringardise les cultures locales, les reléguant sous l’étiquette de « folklore »;
  • une modernisation au pas de charge, qui impose l’électroménager dans les maisons, les tracteurs et machines agricoles en tout genre dans les champs, venant à bout tout à la fois des veillées, des chants de travail partagés;
  • une généralisation de l’amplification de la voix, via les sonos, la radio, la télé, qui voit la quasi-disparition des accents et langues locales, et de la notion de projection vocale;
  • et une perte de vitesse de l’église catholique, qui vide les églises de leurs fidèles, et voit ce dernier espace de chant collectif se racornir.

Aujourd’hui, le français ne chante que rarement spontanément (sauf au stade, peut-être?), il lui faut un cadre, une occasion, balisée, annoncée: la chorale, le karaoké, l’église pour certains… En fin de repas, on danse, on passe de la musique, il est rare qu’on demande au « tonton qui a une belle voix » d’en pousser une! Il ne connaît que peu de chants par coeur, et rarement reliés à la tradition. Pire: son inculture vocale le rend complexé: il chante trop grave, et pas assez fort ni « placé » pour avoir du timbre. Il chante en chorale, du répertoire classique, ou des chansons harmonisées à la façon classique. Dès qu’il ouvre la bouche, il se pose des questions: « est-ce juste, est-ce beau, est-ce ridicule de chanter maintenant? », quand le sarde ou le bulgare sont loin de ces considérations… Dans les émissions de télé-réalité, qui ont fleuri ces dernières années, (et ont contribué à remettre le chant à la mode), il est de mise de chanter « à l’anglo-saxonne »: transformation du timbre (nasalisation excessive), introductions de vibes imitées du style R’n’B, déformation et anglicisation des phonèmes…

Il y a bien sûr des villages gaulois qui résistent, et on ne peut que s’en réjouir! De façon générale, les ilots où les accents et parler locaux subsistent (principalement l’Occitanie) nous donnent à entendre des voix parlées puissantes et timbrées, qui ne demandent qu’à chanter! Certaines traditions locales se sont conservées: les canteras du Béarn (voir video), qui peuvent réunir plusieurs centaines de chanteurs de tous âges et désormais des deux sexes, pour exécuter sans chef un répertoire mixte français et occitan; la paighiella corse, bien près de s’éteindre dans les années 60 connaît un regain certain; les bals de Haute-Bretagne résonnent chaque samedi des chants à répondre en gallo; les gwerziou bretonnes connaissent une nouvelle jeunesse dans les Festoù-noz; et les basques emplissent chaque dimanche de leur chant puissant leurs églises à tribunes. Citons également les collectages réalisés partout en France, et particulièrement en Bretagne, Berry et Auvergne.

Mieux: quand la tradition a disparu, certains s’affairent à la recréer! Citons le travail de collectage et de recréation réalisé par Manu Théron en Provence, Laurent Cavalié en Languedoc, Evelyne Girardon … partout en France!

On ne peut qu’espérer que la conjugaison de ces phénomènes au long cours (regain de la pratique chorale, recréation de traditions quasi-éteintes, pédagogie du chant ouverte et non normative), pourront recréer une culture vocale « à la française », c’est à dire reliée à une tradition sans en être prisonnière, et prête à s’affranchir du modèle anglo-saxon.

NB: cet article est une base de discussion. J’espère beaucoup de commentaires, de critiques, de développement, pour le mettre à jour, et le faire grossir… N’hésitez pas à laisser un commentaire!!! Merci d’ores et déjà à Laurent Cavalié, Richard Cross, de leurs retours et conseils.

1Je parle évidemment des français en général, il faudrait extraire certaines régions de cette affirmation: le Béarn et ses Cantera, la Bretagne et ses chants et déchants, la Corse et ses joutes vocales, l’Auvergne et ses chants à danser…

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