Pourquoi chantons-nous ? Une histoire politique du chant…

Introduction

En préambule, osons un raccourci gonflé : dès l’antiquité grecque, Aristote proclame : « l’homme est un animal politique ». Plus près de nous, Heidegger affirme : «  L’homme est homme en tant qu’il est celui qui parle ». Et si cet animal était politique parce qu’il parle et chante ?

Au-delà des phénomènes de modes liés à la civilisation capitaliste des loisirs et au développement personnel (disons pour prendre deux exemples la Star academy et les cercles de chant spontanés), je pose cette affirmation : la pratique du chant, en particuliercollectif, procède le plus souvent d’un acte politique. Pour au moins quatre raisons.

Si l’on se place d’un point de vue de l’anthropologue, tout d’abord, comment expliquer que les humain·es préhistoriques se soient livré·es à cette activité non-créatrice de richesse, et non-utile à la survie, sinon par la puissance de socialisation, et d’affirmation d’une identité de groupe qu’elle génère?

Si l’on observe du point de vue du psychanalyste, c’est la parole, et donc le chant, qui fait sortir l’infans (in-fans, celui qui ne parle pas) de la fusion avec la mère, et le socialise, le transformant de facto en animal politique.

Du point de vue de l’ethno-musicologue, et plus largement des chanteur·euses, comment ne pas être frappé par la fonction sociale, religieuse, et donc éminemment politique des chants populaires ?

Enfin, pour ce qui concerne le présent, toute méfiance gardée à l’égard des phénomènes de mode, comment ne pas voir dans le succès des chorales en général, et en particulier de celles qui se présentent comme engagées la volonté farouche de celles et ceux qui y chantent, de reprendre la parole, une parole par ailleurs canalisée, divisée, voire confisquée ? Et ce faisant, de remettre le corps au centre des débats…

Ce sont ces quatre raisons que je développerai successivement dans cet article.


1. Aux sources du chant : le succès d’une activité non-utile.

« L’homme est un animal politique » Aristote

Quelque provocatrice que puisse paraître la formule, il faut accepter ce constat : si l’on se transporte à la période du paléolithique, d’où datent les premières manifestations de pratiques musicales, (ca 35 000 av JC), rien ne permet de relier la pratique musicale à une quelconque utilité. Musiquer, et donc chanter, semble une activité inutile, au sens de non-productrice de richesse, et non-nécessaire à la survie de l’espèce, au contraire de la chasse ou de la cueillette… Au XVIIème siècle, le poète Malherbe ose encore affirmer : « Le musicien n’est pas plus utile à la société que le joueur de quilles » !

Alors pourquoi chanter ?

La communauté des anthropologues, ethnologues et spécialistes des neurosciences reconnaît au chant trois fonctions de base.

La première, c’est une fonction que l’on peut, tout bien réfléchi, relier à la continuation de l’espèce : femelles et mâles cherchent à se séduire les par leur chant1. Qui n’est pas tombé en admiration devant les trilles insensés du rossignol, ou les parades de nombreux animaux à la période de la reproduction ? C’est en général ébouriffant, à tous les sens du mot. Pourquoi donc les humains se seraient-iels contenté·es de montrer muscles, aptitudes à la chasse ou à la reproduction, sans tenter de se distinguer par leur vocalisations ? On retrouve la trace de cette fonction primordiale dans les aubades, sérénades et autres tentatives contemporaines de séduction par le chant. Les croonereuses et les chanteureuses de charme ont encore leur mot à dire, de Frank Sinatra à Taylor Swift…

Par ailleurs, et j’y reviendrai dans la partie suivante, le clan, (et tout particulièrement les mères), transmet le langage aux enfants. Et cette entrée dans le monde des mots, des signifiants, permet aux individus -et à la horde- de survivre dans une nature hostile et dangereuse, en la nommant, en la décrivant, en la répertoriant. C’est aujourd’hui encore le rôle de la complainte, qui met en garde les jeunes contre les dangers du monde, qu’ils soient liés aux phénomènes naturels, ou aux interactivités humaines.

La deuxième fonction, c’est une fonction socialisante : on pratique l’homophonie (chanter ensemble la même chose) ou l’hétérophonie (le fait de chanter ensemble, mais pas la même chose) pour affirmer l’existence d’un groupe social, et défendre un territoire, activité évidemment politique. On retrouve trace de cette pratique de l’hétérophonie dans le comportement des animaux (les hurlements des hordes de loup, les cris des différentes espèces de singe, les chants « de combat » des oiseaux2…). On ne peut donc que supposer que les hominidé·es l’ont pratiqué également, ne serait-ce que parce que les vocalisations des pygmées Aka, de certains aborigènes, ou des native americans -c’est à dire des populations christianisées tardivement, donc « protégées » de la polyphonie occidentale- revêtent des formes très élaborées d’hétérophonie, et parfois de polyphonie3. Plus près de nous, comment ne pas penser aux chants de supporters au stade, aux slogans des manifestants, aux hymnes nationaux même ?

Et la troisième fonction du chant, c’est la notion de plaisir vibratoire, le plaisir intrinsèque que peut procurer une activité non-nécessaire. C’est la plus étrange !

Dans le règne animal, il y a peu d’espèces qui musiquent, et nous sommes la seule à le faire à ce point, avec ce niveau de sophistication.

On le fait parce que c’est bon! Ça nous fait vibrer, au sens propre du terme (le corps humain est tout entier traversé par le son-source venu des plis vocaux). C’est sur ce constat que prospèrent des pratiques ancestrales importées récemment en occident, telles que les massages sonores, yogas du son, chants spontanés, etc…

Le plaisir musical en général,est aussi -surtout ?- une expérience collective, souvent spontanée, pratiquée partout et de tout temps… Que l’on pense pour s’en persuader aux traces qui persistent : danses tribales, festou-noz, chants d’églises, batucadas, canto a chitarra improvisé sarde4, chants de stade, battles de hip-hop, etc… On peut noter d’ailleurs que les anthropologues postulent que les premières manifestations musicales étaient poly-modales, c’est-à-dire qu’elles incluaient dans des cérémonies à caractère spirituel ou religieux, des éléments musiqués, dansés, et plastiques (peintures murales entre autres). La culture hip-hop réactive donc avec bonheur les origines de la musique, qui marie graf, rap et danse !

Vérification par les neuro-sciences

Les neuro-sciences viennent d’ailleurs vérifier ce postulat du plaisir vibratoire commun, en nous apprenant que musiquer place le cerveau en état de Rythme Mu qui occupe les mêmes fréquences que les ondes Alpha (20 à 130 Hz) mais avec d’autres effets sur le psychisme.

Le rythme Mu est issu des régions motrices et sensorielles du cortex, lié à l’initiation ou la vue de mouvements et témoignerait de l’activation des neurones miroirs, ceux qui s’activent quand on voit, sent ou entend un congénère avoir une activité. Donc danser, peindre, chanter ensemble synchronise notre respiration, nos battements de coeur, et même nos cerveaux, qui se trouvent en état de très grande disponibilité, donc influençables et entraînables !

On peut ici penser à toutes les formes de transes, chamaniques évidemment au premier rang, à l’état que créaient jadis les cérémonies catholiques et les effets conjugués quasi psychédéliques de la lumière des bougies et des vitraux, de l’odeur de l’encens, des chants et déplacements des servants (Claudel derrière son pilier de Notre-Dame en est l’ultime démonstration5)!

On peut également penser aux discours très « vocalisants » des grands orateurs tels que Jaurès, Hitler, ou André Malraux (« Entre ici, Jean Moulin… »), propres à mobiliser des foules entières ! Leur analyse permet de vérifier que rien n’y est laissé au hasard : tessiture, vibrato, durée des phonèmes, tout est calculé pour conditionner les cerveaux des auditeur·ices, et soulever les foules…

Il s’agit donc le plus souvent d’affirmer par l’organisation de cérémonies à caractère multimodal l’existence d’une transcendance, un principe supérieur qui donnerait sens à nos existences et en guiderait le cours. Des esprits, des divinités, puis plus tard des systèmes de pensées, des fores de gouvernements, des individus, avec tous les excès possibles.

Le chant produit ainsi un triple effet éminemment politique : assurer la continuation de l’espèce, affirmer l’existence d’un territoire et d’un groupe social, le souder -voire le manipuler- par les pratiques cérémonielles multi-modales. Mais il est aussi un des moyens d’assurer la survie de l’individu.


2. Le langage, c’est la survie

 « L’homme est homme en tant qu’il est celui qui parle » Heidegger

Le petit d’homme naît totalement immature, dépourvu de fourrure, de griffes, de dents, incapable de subvenir à ses besoins, de se déplacer, de se nourrir seul, promis à une mort certaine sans le secours de sa mère et du clan. C’est un cas unique dans le règne animal (le poulain se dresse sur ses pattes en quelques minutes par exemple) et c’est la base du concept de néoténie, formulé par Desmond Morris6. Ce qui le sauve , c’est l’autre, qui le nourrit et le protège, et le langage, qui lui permet d’inter-agir avec la Nature, a priori hostile, en la nommant, en la décrivant, et en la comprenant. Une entrée dans le monde des signifiants donc, mais aussi dans ce que le psychanalyste Jacques Lacan appelle le symbolique, l’ensemble des lois, croyances, pratiques et symboles du clan.

Bien avant d’être une langue administrative, philosophique, ou militaire, il s’agit -au moins au départ- d’une langue de tous les jours, une langue de parent, d’amoureux, de travailleur, de croyant, totalement et directement reliée à une réalité particulière : un paysage, un mode de vie, une organisation sociale. La langue maternelle, c’est la langue de la survie , et souvent, elle parle le chant traditionnel, le chant des peuples, immémorial, collectif, à portée universelle. Pensons aux berceuses, comptines, bien sûr, mais aussi aux formes plus élaborées (la complainte sous toutes ses formes), qui contiennent de nombreux avertissements et mises en garde pour les jeunes générations !

Le chant des mondines, l’incarnation…

Et puis, il s’agit toujours d’un chant à fonction, qui n’a pas pour objectif la représentation, ni même de prétention artistique qui décrit des situations, raconte des histoires, accompagne les grands moments de la vie personnelle, religieuse, sociale : chants de fête (Carnaval, le Mai, Nadalet…), de travail (moisson, battage, monda…), de lutte, de cérémonies etc…

Chanter, ce n’est pas naturel !

Avant d’aller plus loin, faisons une petite mise au point nécessaire : chanter,ce n’est pas naturel ! C’est … un accident de l’évolution, pas une adaptation, mais une exaptation, c’est-à-dire que nous utilisons pour chanter des parties de notre corps qui ne sont pas prévues pour. Le larynx n’est pas fait pour chanter, mais pour participer à la respiration et à la déglutition. Son emplacement est celui d’un carrefour entre les voies respiratoires et digestives, et son rôle celui de maintenir les voies respiratoires ouvertes pendant la respiration, et parfaitement étanches lors de la déglutition, grâce à sa triple fermeture : épiglotte, bandes ventriculaires et plis vocaux. Mais il se trouve que lorsque l’air passe avec force entre ces plis vocaux, il produit une vibration, un son-source extrêmement riche, qui peut ensuite se moduler quasiment à l’infini chez homo sapiens grâce aux mouvements des parties mobiles que sont le voile du palais, la langue, la mandibule, les lèvres, et le larynx lui-même.

Ces modifications de timbre sont rendues possibles chez sapiens par :

  • la station debout, qui permet la descente du larynx,
  • la préhension de la nourriture par les membres supérieurs, qui entraîne l’allègement de la dentition, donc de la mâchoire et des arcades sourcilières, et ainsi le développement du néo-cortex frontal,
  • et la position centrale et non reculée du trou occipital, qui permet le développement des aires postérieures du cerveau7.

Nos capacités de vocalisation sont donc sans commune mesure avec celle des autres mammifères -pourtant tous dotés d’un larynx- mais il n’en reste pas moins que la voix est donc un squatteur du larynx8 !!!

Autre bizarrerie : lorsque nous chantons, nous rallongeons la durée de nos expirations, et raccourcissons nos inspirations, ce qui stresse le cerveau, car le taux de gaz carbonique augmente dans le sang, sans que l’oxygène ne soit renouvelé. Cet apprentissage de la frustration (on pourrait l’appeler castration aérienne!), peut prendre chez les chanteur·euses débutant·es de longs mois.

Et ce premier autre est évidemment le plus souvent la Mère. Elle est la première à répondre, par le regard ET la parole, au cri primal du nouveau-né, expression de la terreur de venir au monde. Puis, l’immergeant dans un véritable bain de langage, constitué de comptines et berceuses, paroles douces et jeux vocaux, elle fait entrer l’infans dans le monde du langage. Ce faisant, elle l’extrait de la fusion avec elle et le socialise, en lui transmettant le langage, mais aussi la culture au travers des arts et des lettres, comme l’évoque clairement le tableau de Jeanne d’Évreux reproduit ci-dessous.

Vierge allaitant et anges musiciens
Musée du Louvre, Jeanne d’Evreux 1307- 1371

Ce rôle de socialisation, de culturation, est partagé par la communauté éducative entourant l’enfant : mère, père, famille proche, famille éloignée, corps enseignant, religieux etc. Toustes contribuent ainsi à inscrire l’enfant dans le Symbolique, c’est à dire ce que le psychanalyste Jacques Lacan définit comme le monde des signifiants10, un espace qui le précède et le dépasse, où le monde n’est plus imaginaire, mais nommé, désigné, classé. C’est cette entrée dans le Symbolique qui donne à l’enfant la possibilité, en échappant à la symbiose avec la mère, et au sentiment de toute-puissance qu’elle suppose, d’appréhender, et d’intégrer l’ensemble des rites, croyance, symboles, références, lois de la communauté à laquelle il appartient.

Le « singe qui parle » Desmond Morris.

Cette inscription dans le monde des signifiants et du Symbolique le transforme définitivement en animal politique, capable de coexister avec ses semblables de façon à peu près (!) pacifique, de régler les conflits, de choisir un·e partenaire sans le/la contraindre (!), grâce au système des totems et tabous décrits par Freud, désormais fixés par des lois écrites, mais jadis affirmé et proclamé par le biais du chant, sous la forme de complaintes, d’épopées, d’histoires édifiantes.

On ne peut à partir de là que faire le parallèle entre l’effacement des transcendances en Occident (chute des croyances religieuses, échec des idéologies politiques, affaiblissements des mouvements sociaux) qui désagrège le corps social, le fractionne en micro-communautés (associations, réseaux sociaux), et favorise l’entre-soi et l’individualisme galopant d’une part, et d’autre part l’abandon général des pratiques sociales traditionnelles, (jeux, fêtes, veillées, toutes rythmées par le chant).

L’existence d’un principe supérieur, qui suppose une organisation verticale des sociétés -avec tous les abus possibles évidemment !- et l’existence d’un savoir antérieur aux individus, qui les précède et les dépasse, étaient posées par des lois que connaissaient les plus instruit·es ET colportée par les chants populaires, véhicules accessibles y compris aux plus éloigné·es du savoir. Or, depuis la Révolution française et la construction d’une « République une et indivisible », et plus encore depuis la deuxième guerre mondiale, les élites, aux orientations clairement capitalistes et atlantistes, ont méthodiquement détruit toute forme de culture populaire : ringardisation des folklores, interdictions des langues régionales, diffusion massive d’une culture « mondialisée », c’est à dire uniformisée.

La chute des transcendances (qu’on peut par ailleurs ne pas regretter, tant elles ont été à l’origine de discorde, de haine, de massacres!), et la destruction organisée par les élites des cultures populaires et des pratiques qui leurs sont attachées, au premier rang desquelles le chant, peuvent-elles expliquer la faillite de la « politique politicienne », l’individualisme forcené, et le rejet de la différence qui est la marque de notre société soi-disant mondialisée ? Je le crois fortement… Faut-il voir dans le renouveau des pratiques chantées « alternatives » (chorales de lutte, de chants engagés), une réaction à ce phénomène ? À l’évidence oui…

3. Le chant populaire, du moi à l’universel, en passant par l’autre.

« Bien loin d’impliquer la répétition de ce qui fut, la tradition suppose la réalité de ce qui dure ». Stravinsky

Posons en préalable à cette dernière partie cette affirmation : celui qui perd sa culture, sa langue, et les chants qui y sont attachés perd bien plus que sa culture, sa langue, son chant. Il perd un accrochage au monde, un système de pensée pour le dire, le décrire, une clé pour comprendre le chaos. Commençons par la langue, le véhicule des cultures.

Lorsque le colon, le dominant, l’envahisseur, réprime la langue -ce que presque tous les colons ont fait, sauf les Romains- il coupe ce lien à une culture populaire qui socialise et rassure, produisant des inadaptés, des anxieux, des qui craignent l’altérité, la différence. Tout cela, nous le savons toustes, mais avons-nous conscience que la diglossie et la glottophobie11, sont transgénérationnelles, et ne s’arrêtent pas à une ou deux générations ? Pour ne parler que de notre pays, l’obligation de parler (et donc chanter) le français a produit des générations d’orphelines et d’orphelins de la langue du quotidien, de celle qui, parfaitement adaptée à notre environnement, nous rassure et nous assure. Elle a aussi rompu le lien de la ré-incarnation permanente de la pensée et de l’expérience des générations précédentes par la langue, et les chants traditionnels. Et puis, si comme le disent Saussure, et Lacan après lui « le mot recouvre la chose », il ne la recouvre pas de la même façon dans la langue maternelle ou dans la langue dominante. Voici une magnifique illustration de cette affirmation, un poème de Claude Alranq traduit par Laurent Cavalié :

Lo que sap son país
per lo nom de sas flors
li sap ofrir la patz.
E la patz es de fruchas
qu’escalan los aubres.
E los aubres espigan al cèl,
rasigas ancoradas, las piadas de l’astrada.
Era atal abans, que l’istòria s’escriga en lètras de drapèls.
Qui connaît son pays
par le nom de ses fleurs
sait lui offrir la paix.
Et la paix est faite de fruits
qui grimpent aux arbres.
Et les arbres glanent au ciel,
racines ancrées, les traces du destin.
Ainsi en était-il, avant que l’Histoire ne s’écrive en lettres de drapeaux

Sans la langue pour interpréter l’environnement, il n’y a plus que de l’hostile, donc du repliement sur soi, de la peur, de la honte, la vergonha12 occitaneRevenir à une langue minorée en particulier par le biais du chant, c’est donc certes retisser un lien avec des racines, une culture, mais aussi restaurer une articulation entre la langue et son biotope. C’est aussi, disons-le, ne pas laisser le monopole de l’emploi du concept de racines aux seuls réactionnaires nationalistes de droite ou d’extrême-droite (si tant est qu’il y ait encore une différence13!).

On ne s’étonnera donc pas de voir les poètes-chanteurs du premier renouveau des cultures régionales (citons en Occitanie Claude Marti, Joan Pau Verdier ou Jean-Marie Carlotti, en Bretagne Alan Stivell, d’autres encore en Alsace, au pays Basque ou en Corse), et leurs successeur·ices se tourner vers cette langue pour porter une poésie chantée qui prend le temps de décrire son monde, de raconter des histoires intemporelles de femmes et d’hommes, des chroniques de personnages locaux, des récits mythiques transmis ou inventés propres à permettre à l’individu de s’insérer dans le cadre social. Mais ils (pas de femme dans ces précurseurs, patriarcat et musique populaire ont longtemps fait bon ménage!) ont amené , un élément essentiel : la subjectivité14.

Du tout-mode au tout-monde…

Rien de surprenant non plus à ce que ce mouvement ait gagné également le monde du chant collectif, qu’il s’agisse de chorales « du monde », « de lutte », ou même classique ! Le succès actuel des répertoires populaires du monde (canto popolare italien, chants traditionnels des balkans, Nouvelle Polyphonie Occitane, et plus récemment maloya, chant populaire géorgien ou de la péninsule ibérique), s’appuie sur un triple phénomène :

  • la renaissance des musiques traditionnelles en France dans les années 60 (revival folk occitan ou breton, Riacquistu corse, redécouverte des chants traditionnels basques), porteurs de fortes revendications politiques régionalistes, voire nationalistes,
  • l’entrée en force dans les circuits main stream de la si mal nommée « musique du monde », grâce à Actuel, Radio Nova, puis Radio France et tant d’autres,
  • la volonté de pratiquer le chant collectif en dépassant les répertoires habituels du chant choral : classique, jazz, gospel, pop…

Dans le sillon des précurseurs des années 1970 et 80 (Montjoia, Perlimpinpin), au tournant des années 90, dans tout l’arc occitan, des gascons de Vox Bigerri aux niçois de Corou de Berra, en passant par les languedocien·nes de La mal coiffée et Du Bartàs (video ci-dessus) ou les marseillais du Còr de la plana, des femmes et des hommes se sont emparé·es de ces cultures, de ces langues, de ces chants, pour exprimer des valeurs différentes de celles de la civilisation de la jouissance obligatoire par la consommation15. Mettre à l’oeuvre d’autres ressources culturelles pour échapper à l’uniforme des musiques mainstream (et même parfois de la world-music !), et partir de l’intime, du quotidien, pour s’ouvrir à l’altérité sans crainte, et exalter l’universalité d’un tout-monde que n’aurait pas renié Edouard Glissant.

Il ne s’agit donc pas d’identité exclusive, ni d’un retour à des valeurs plus ou moins moisies, ou inadaptées à un monde qu’on nous dit nouveau. Comme le dit le philosophe François Jullien16, la langue, et la culture qu’elle porte, ne sont pas riches de valeurs, mais de ressources à mettre en tension sans les appeler différences et les affronter à d’autres, pour créer une créolisation, qui n’est pas un métissage, mais une tierce culture. Chanter le chant populaire de tradition ou de création orale, c’est donc refuser l’uniforme, retrouver sa qualité de Sujet parlant ou chantant (de parlêtre ou chantêtre) pour accepter l’autre, et aller vers l’Universel.

4. Avem pas que lo còs » (Le Corps, on a que ça)

En effet, si l’une des fonctions du langage est de fournir une (des) clé(s) pour décrire et tenter d’organiser le chaos du monde, le corps est le lieu de gestation, de matérialisation et de réappropriation du langage.

Recourir au chant populaire, c’est d’abord s’offrir le luxe de la réincarnation, revivre dans sa chair les émotions et les expériences de celles et ceux qui nous ont précédé. Le Sujet parlant ou chantant est doté d’un corps vibrant et résonant, d’une pensée qui s’incarne à travers ses muqueuses, ses dents, ses os, sa peau, comme le dit Roland Barthes17. Le corps n’est pas réduit à son rôle d’exécutant, dominé et régi par l’esprit, mais il lui reste un espace d’expression imprévue et universel, susceptible d’être partagé avec des auditeur·ices ne comprenant pas la langue dans laquelle il s’exprime.

C’est aussi redevenir actif face à la musique ! Fini la consommation/jouissance de musique, casque sur les oreilles, retour aux pratiques polyphoniques (la chorale), ou hétérophoniques (le stade, la manif…)

C’est donc par le truchement du corps que peuvent se re-sentir les peines, les joies, les espérances, mais aussi les colères de celles et ceux qui nous ont précédé·es. Ainsi, le chant populaire, c’est la réconciliation avec les corps symboliques, mais aussi physiques des civilisations disparues ! Cette dimension de la réincarnation, de la co-incarnation, est à l’évidence un sujet de préoccupation pour les pouvoirs, qui s’en méfient comme de la peste…

L e chant populaire nous offre donc une épiphanie (au moins) quadruple: se réincarner en sujet, appartenant à une culture qui aspire à se mêler à d’autres


Notes de bas de page

1Et pas seulement les mâles, comme je le croyais jusqu’à il y a peu !

2J’ai appris il y a peu que le charmant rouge-gorge était un animal d’une très grande agressivité quand il s’agit de défendre son territoire…

3Pour une définition précise de l’hétérophonie et de la polyphonie, adoptons la formulation de Jacques Amblard : « L’hétérophonie mobilise des voix radicalement dissemblables mais susceptibles d’entrer en coresponsabilité du collectif librement constitué, la polyphonie est un collectif responsable de voix semblables ». Ou plus simple : en polyphonie, on commence et on finit ensemble, autour d’un motif musical commun, l’hétérophonie est une juxtaposition de voix n’ayant pas forcément de rapport les unes avec les autres.

4https://youtu.be/_jiZRErE5eE

5L’auteur fut frappé par la foi lors d’une célébration de Noël. Lire l’extrait.

6Desmond Morris « Le singe nu », ed. Le livre de poche.

7Voir à ce sujet les travaux de André Leroi Gourhan : Le geste et la parole. Tome 1 Technique et langage, Albin Michel, 1964.

8Expression entendue dans la bouche d’Hélène Sage lors d’un stage sur les mécanismes de la voix.

9Le terme épigénétique désigne les processus moléculaires permettant de moduler l’expression des gènes, mais qui ne sont pas fondés sur des changements dans la séquence de l’ADN. Ces changements peuvent être transmissibles.

10 Le linguiste Ferdinand de Saussure suggère de considérer la langue comme un système et propose une

théorie du signe qui unit un concept à une image acoustique. Le concept est appelé signifié et l’image acoustique, signifiant. Un signifiant peut être un mot, mais aussi une syllabe, une expression…

11 La diglossie est la situation linguistique d’un groupe humain qui pratique deux langues en leur accordant des statuts hiérarchiquement différents. Exemple contemporain : la diglossie français-créole aux Antilles. La glottophobie repose elle sur une idéologie du langage qui n’accepte qu’une forme correcte, considérée supérieure. Les autres façons de parler, en particulier lorsqu’elles font intervenir des accents, sont alors jugées inférieures et sont source de honte

12Sentiment de honte lié à la glottophobie.

13MAJ Juin 24 : il n’y en a plus, grâce à Eric Ciotti !

14 En effet, comme le note le site de l’Agence des Musiques traditionnelles d’Auvergne, une chanson de tradition orale raconte en général une situation ou une histoire, et non un commentaire, une prise de position, un jugement ou un avis militant. Les personnages participant à l’histoire racontée peuvent dans la chanson émettre un avis, un jugement. Mais la chanson en elle-même laissera le choix à l’auditeur, et à travers les paroles ne prendra pas directement parti pour tel ou tel personnage. Les chanteurs engagés des années 70 prennent eux la parole à la première personne.

15 Lire à ce sujet l’excellent Dany-Robert Dufour La Cité perverse, Libéralisme et pornographie aux éditions Denoël.

16 François Jullien : « Il n’y a pas d’identité culturelle » Ed. De l’Herne

17 Roland Barthes, Le Grain de la Voix. Entretien 1962-1980, Seuil, 1981.

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