En tant que professeur de chant et coach vocal spécialisé dans les musiques populaires de tradition orale, j’avoue avoir de plus en plus de mal mal à être passionné par les questions purement techniques. Céline Dion est-elle en neutre ou en overdrive, le gospel se chante-t-il uniquement en belting, le passage se fait-il par un tilt du cricoïde sur le thyroïde, ou est-ce le contraire ?…Hum…
En revanche, je me passionne toujours plus sur la question du pourquoi ? C’est tout de même assez étrange, cette manie d’homo sapiens, de parler (parfois à tort et à travers)… Mais surtout, on ne peut que s’étonner de constater que nous sommes (jusqu’à preuve du contraire, et selon nos défintitions à nous) les seuls animaux à nous livrer à cette étrange pratique…

Depuis la découverte des aires du cerveau spécialisées dans la parole par Broca puis Wernicke, et les travaux de Philip Lieberman dans les années 60, on considère la verticalité et la bipédie d’Homo sapiens comme la raison de la présence du langage parlé et chanté chez l’espèce (alors qu’il est absent chez les autres grands singes).
La bipédie aurait permis la descente du larynx dans le cou, ouvrant ainsi la possibilité d’un langage articulé bien plus sophistiqué que chez les autres grands singes, car notre pharynx est plus long. Le langage serait apparu vers 200 000 av. J.-C., le temps que la gravité fasse son effet, avant de se séparer en langues un peu plus tard. Cette explication est généralement admise, c’est simple, intuitif, concret, bien anthropocentré…
Mais patatras, depuis une quinzaine d’années, cette théorie est en train de s’effondrer. On a en effet pu mettre en évidence (en particulier dans les travaux de Louis-Jean Boë et Jean-Luc Schwarz), que les autres grands singes, ainsi que les nouveau-nés, bien qu’ayant un larynx beaucoup plus haut que chez nous (il est au niveau de C3 chez le nouveau-né et le singe, entre C4 et C5 chez la femme et entre C5 et C6 chez l’homme) ont néanmoins la possibilité de proférer ce qu’ils appellent des proto-voyelles.
On retrouve donc la trace de formants
vocauxchez l’enfant de huit mois ou chez le grand singe qui ressemblent
fortement à nos voyelles bien que le triangle vocalique
soit un peu moins net et précis
.

Donc pas ou peu de différence fondamentale entre le conduit le tractus vocal d’un grand singe, d’un nouveau-né et celui d’un adulte. Pas de différence notable non plus au niveau de l’oreille: celle des animaux pourrait tout à fait faire l’affaire pour une boucle audio-phonatoire… Voilà la date d’apparition possible repoussée de -200 000 ans à … -200 millions d’années!
Il faut néanmoins chercher ailleurs que dans la morphologie pour expliquer la présence du langage parlé chez nous et pas chez les autres mammifères. Essayons la génétique… Las, le gène FOXP2 , dont on a mis en évidence le rôle dans la production du langage, est également présent chez bon nombre de mammifères, et d’oiseaux… Appelons l’anthropologie au secours ! Les grandes fonctions du langage? Communes aussi: la perpétuation de l’espèce, l’affirmation d’un groupe et d’un territoire, la coopération sociale et technique (techniques de chasse, de fabrication d’objet, etc…).
Que nous reste-t-il ? Une volonté divine? Euh, non, j’ai rien dit. N’empêche que ni la théorie de l’évolution, ni le créationnisme ne peuvent répondre de façon satisfaisante à la question.
Reste la physiologie. C’est en réalité la spécialisation de certains gestes de déglutition et de manducation qui développerait et préciserait le contrôle des articulateurs (mâchoire, langue, lèvres, voile du palais) permettant ainsi l’apparition du langage, dès l’âge de 9 mois chez le bébé. Ce contrôle ne se met pas en place chez les autres singes, pour des raisons de développement cérébral (voir ci- après). Ensuite… place à l’inventivité ! Car avec un matériel de phonèmes assez réduit, les explorateur·ices vont pouvoir s’en donner à cœur joie, parcourant les six fonctions du langage de Jakobson (référentielle, expressive, poétique, conative, phatique ou métalinguistique), ainsi que tous les assemblages aventureux possibles, avant d’y mêler prosodie et rythme pour un voyage chanté encore plus infini, qui est notre commune passion !
On a cependant toujours pas répondu à la question à 1000 euros : où se niche la différence entre nous et les autres primates ? Dans son ouvrage Aux origines de la cognition, Michaël Tommasello fait l’hypothèse que la différence cruciale réside dans l’intentionnalité partagée. C’est-à-dire notre capacité à pouvoir lire dans le cerveau du partenaire, à partager des états mentaux, étape cruciale vers l’émergence et l’évolution de mécanismes de cognition culturelle sophistiqués, dont le langage ferait partie. C’est ainsi que se transmettent expériences, conseils, lois,tabous et totems, mais aussi émotions, souvenirs, prospective….

Ce qui permet ce développement ? Notre gros cerveau, bien sûr, mais également le fonctionnement de notre expérience culturelle, qu’il compare à celle d’une clé à cliquets. Pas de marche arrière, sur le plan culturel, nous sommes condamnés à la marche avant. Nos expériences, nos apprentissages, se cristallisent, et se transmettent de génération en génération (ce n’est pas le cas chez les autres primates). Ainsi, chaque nouvelle génération hérite des outils matériels et intellectuels créés par les générations antérieures. Comme dans ce détail de la cathédrale d’Évreux, où les anges et Marie prennent en charge l’éducation de l’enfant!
Pour conclure, il reste une explication que les scientifiques ne sauraient se risquer à avancer : si toutes les conditions du développement du langage sont présentes chez tous les grands singes, ce qui déclenche son apparition chez l’homme, outre ce fonctionnement « en cliquet », ne serait-ce pas le Désir de Parole ? Nous sommes des êtres de Désir, et notre Désir pourrait bien suffire à
« booster » les possibilités d’expression parlée et chantée de nos émotions et pulsions… C’est plus poétique qu’une mutation génétique, ou un processus évolutif, non ?